And then I see Red | Darren McKay

« Que Celui qui est ressuscité d’entre les morts, le Christ notre vrai Dieu, par l’intercession de sa sainte Mère toute pure et immaculée, par la puissance de la vénérable et vivifiante Croix, par les supplications des vénérables puissances célestes et incorporelles, par les supplications du vénérable et glorieux prophète et précurseur Jean-Baptiste, des saints, glorieux et illustres apôtres, des saints, glorieux et victorieux martyrs, de nos bienheureux pères théophores, dont nous célébrons en ce jour la mémoire, de notre père parmi les saints Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople, des saints et justes ancêtres de Dieu Joachim et Anne et de tous les saints, ait pitié de nous et nous sauve, car Il est bon et ami des hommes. »

Prononça-t-il enfin, marquant la fin de l’office et la prise de congés. Il se retira dans le sanctuaire en possession de la croix, observant ainsi les fidèles prendre le pain bénit. Comme tous les dimanches, l’office avait duré un peu plus de trois heures, et Edan ressentait une certaine fatigue, l’église était pleine à craquer, comme toujours, mais ce n’était pas les vivants qui se taillaient la part belle dans la salle voutée, ceux qui, coincés dans le purgatoire, cherchaient réponses à leurs questions se massaient ici tous les jours, même hors des instants de prières, et c’était cette présence qui fatiguait le prêtre. Non pas qu’il n’aimât pas se rendre utile, non pas qu’il dépréciât la qualité de ses fidèles, mais percevoir des choses au-delà du monde dans lequel il vivait représentait une charge mentale encore aujourd’hui difficile à gérer. Heureusement, les lieux se vidaient progressivement après un dernier recueillement. Même si certains se montraient plus belliqueux que d’autres, les esprits n’en oubliaient pas leur devoir de fidèle, leur devoir envers Dieu, car ceux qui se présentaient ici ne partaient pas toujours du principe qu’ils avaient été abandonnés par leur Sauveur. En général, tous se comportaient bien dans la maison de Dieu et aujourd’hui n’était pas un jour où Edan devrait ramener paix et calme en ces lieux.

Il patienta un instant dans le sanctuaire après en avoir fermé les portes saintes. Il pouvait encore entendre les rumeurs des conversations de l’autre côté des lourdes portes de chêne orné d’or. Il se passa un instant la main devant les yeux avant de se remettre d’aplomb. Il se redressa, comme boosté par une nouvelle force dont il devina aisément la provenance, pour commencer à remettre le sanctuaire en ordre, il devrait en faire de même pour la Nef. D’abord, il laissa ses fidèles se recueillir tranquillement, il n’était pas homme à interrompre une prière.

Lorsqu’il regagna le cœur de l’église, il retint un soupir. L’endroit avait retrouvé son calme et sa fraîcheur habituelle, deux qualités qu’il affectionnait particulièrement. Il jeta un œil. La salle n’était pas vide à proprement parler, quelques fidèles se tenaient encore là, certains virent à sa rencontre et il inclina très légèrement la tête, échangeant quelques mots avec eux très brièvement avant de reprendre ses activités. C’est là qu’il le remarqua, planté comme un piquet à l’entrée et regardant autour de lui avec une certaine confusion enfantine qui lui fit légèrement froncer les sourcils. C’était Darren McKay, qui avait assisté à une partie de l’office aujourd’hui (ou l’office en entier, Edan le confessait, il n’avait pas fait attention à qui entrait ou sortait durant son sermon), un barman. Edan le connaissait, ils avaient grandi ensemble sans jamais vraiment parler, un visage, un nom et une voix à poser dessus, rien de plus. Il n’interférait jamais avec les fidèles qui entraient ou sortaient de l’église, chacun étant libre de progresser à son rythme à la recherche de spiritualité, mais celui-ci semblait presque perdu, comme s’il cherchait à capter l’attention sans pour autant venir la saisir.

Donc Edan fit un pas (même plusieurs) en sa direction, l’invitant d’un signe de main les englobant à venir lui parler.

« Bonjour, mon fils. » Entama-t-il de sa voix douce bien qu’un peu fatiguée par les trois heures de chants et de prière. « Avais-tu besoin de me solliciter d’une quelconque manière ? »

Il ne savait pas très bien ce qu’il faisait là. Comme toujours, dès qu’il quittait l’abri rassurant du bar derrière lequel il pouvait trouver refuge, Darren se sentait perdu, pas à sa place. Déboussolé. Et, surtout, en proie à ces voix qui n’avaient de cesse de résonner dans son esprit, de venir lui chuchoter mille secrets ou, comme aujourd’hui, de le pousser vers cet endroit qu’il commençait déjà à bien connaître. Les voix, oui. C’était toujours ainsi qu’il appelait les chuchotements, les bruissements qui n’avaient de cesse de se faire entendre presque continuellement à ses oreilles.  Des voix ; même avec tous ses années, il avait toujours du mal à les invoquer autrement, même dans son esprit. Si les termes de Fantômes et de Revenants avaient cessé de l’effrayer à leur simple évocation depuis quelques années, ils le mettaient toujours mal à l’aise et il n’aimait pas ne serait-ce qu’y penser ainsi. C’était stupide, au fond, et il en était parfaitement conscient, mais l’on n’effaçait pas aussi facilement, même après quarante ans, des années de traumatismes issues de ses jeunes années. Alors il préférait se contenter de parler, de pensées de voix, de celles qui étaient tout le temps là, qui avaient tout le temps quelque chose à lui dire, un conseil à lui donner, une remarque à faire, un appel à l’aide à lui transmettre. De celles qui ne se taisaient tellement jamais qu’elles en devenaient incompréhensibles, trop nombreuses. Toujours présentes. Toujours là.

Se rendre dans un des lieux où un nombre encore plus grand de voix se réunissaient régulièrement n’était pas forcément la meilleure des idées qu’il ait pu avoir, il en convenait volontiers. Mais c’était aussi le seul endroit où il avait envie de venir, en ce moment. La seule personne qu’il avait envie de voir. Parce qu’à ses yeux, il était la seule personne susceptible de finir par trouver un sens à tout cela. Un sens à sa vie. Un sens à ce qui le torturait, jour après jour, nuit après nuit, depuis près de quarante ans maintenant. Et cet homme là ; ce prêtre, pasteur, où quelque soit le titre qu’on lui donné au sein de son clergé, il possédait des réponses. Ou en tout cas, celles qu’il apportait avaient clairement une résonnance dans l’esprit torturé de Darren. Un savant mélange de tout ce qu’il avait toujours connu, de ces convictions profondes que l’on assène à un enfant dès son plus jeune âge et qui trouve ancrage en lui pour l’éternité, et de ce dont on avait voulu le priver avec une telle violence que cela restait graver jusque dans son âme. Il avait les réponses qu’on lui avait toujours refusé. Il avait cette fois à laquelle Darren voulait si désespérément se raccrocher. Ce salut que Darren avait fini par rechercher dans l’alcool et dont il avait tellement besoin.

C’était ce salut, qu’il venait chercher ici, semaine après semaine, depuis quelques mois déjà, trouvant refuge dans ces sermons comme il trouvait refuge dans l’alcool le reste du temps. Ce salut qui devait enfin le sauver de ses démons, ceux qui le tourmentaient constamment et ceux qu’il s’infligeait lui-même comme pour se punir d’événements dont il n’avait jamais été responsable. Alors oui, Darren venait, régulièrement. Il prenait soin d’arriver juste avant le début de l’office, pour ne pas avoir à parler aux autres fidèles qui venaient se ressourcer aux mots du père Sinclair comme un assoiffé boirait aux quelques gouttes d’eaux qu’on lui offrirait après une traversée du désert. Il était rare qu’il s’attarde, une fois l’office terminé, d’ailleurs, échangeant tout juste quelques paroles avec le pasteur, pour disparaître dans la foulée. Ca avait suffit, au début, ces quelques apparitions dans le monde religieux, à apaiser son esprit au moins pour quelques heures, l’impression de familiarité se dégageant de Sinclair qu’il avait quelque part toujours connu sans jamais lui parler renforçant ce sentiment. Mais force était de constater que ça ne suffisait plus. Qu’il avait besoin de plus. Et ce plus, Darren restait persuadé que ça ne pouvait être qu’une chose : la lumière du père Sinclair, directement. Alors aujourd’hui le barman s’était décidé à tenter sa chance et à lui parler, pour de bon, attendant que tous soient partis pour tenter de glaner quelques précieuses minutes du temps de cet homme si demandé. Même si ses mains étaient devenues moites alors que l’autre homme approchait, son corps parcouru d’un frisson d’appréhension quand Sinclair s’adressa à lui, d’une voix bien plus calme que lors de ses discours. Une voix qui finit de rassurer Darren, qui finit par se lancer : « Mon père… J’aurai voulu abuser de quelques minutes de votre temps, si vous me le permettez. Je sais que vous êtes très sollicité, mais j’aurai aimé vous parler… »

Il ne sait pas vraiment comment aborder le sujet et les esquisses qu’il avait pu former dans son esprit lui paraissent toutes à présent ridicules. Qu’à cela ne tienne, au moins l’invitation est-elle lancée, lui qui a tant de questions à lui poser, de réponses à trouver auprès de lui. « Mais… Pas ici, su vous le permettez. Ils sont trop nombreux… » La phrase lui a échappé, les mots ont filé sans qu’il ne puisse les retenir, lui qui évite toujours de parler de son don de médium, d’autant plus à des parfaits inconnus. Mais Sinclair n’est pas, plus un inconnu, et de toute façon, Darren n’avait pas le choix. Comment aurait-il pu l’avoir, alors qu’autour de lui les voix ont redoublé d’ardeur ? Que le bruit devient presque insupportable, lui qui voudrait seulement pouvoir mettre ses mains sur ses oreilles et ne plus bouger, attendre simplement que cela passe avec quelques gouttes d’alcool ? Pourtant il continue à se tenir bien droit, pour le moment, même si ses yeux ne savent où se poser, fuyant toute accroche, même si sa peau a perdu de ses couleurs déjà blafardes au départ. Il veut lui parler, oui. Mais s’ils pouvaient juste s’éloigner un peu – ou les éloigner – ce serait encore plus parfait.

Bien sûr, ça faisait un moment qu’il avait remarqué les allées et venues du barman dans son église, mais c’était la première fois qu’il s’adressait aussi clairement à lui. Pourtant les deux hommes se connaissaient, tous deux nés à Northwich à un an d’écart, ils avaient grandi ensemble, fréquenté les mêmes écoles, et, encore aujourd’hui, ils se croisaient régulièrement. Pourtant, ce n’est que parce qu’il était passé quelques fois pour boire un café ou une pinte au bar de Darren qu’il connaissait le son de sa voix. Aussi, l’entendre aussi sérieux aurait pu le déstabiliser, mais Edan était chez-lui, dans son univers, et rien ne pourrait le perturber.

Aussi hocha-t-il la tête accompagnant son geste d’un sourire avenant. « Bien sûr, mon fils, ne t’en fais pas, tu ne me déranges pas. » Approuva-t-il. De toute manière, il était curieux. En effet, monsieur McKay ne semblait pas au top de sa forme, Edan pouvait le sentir, et il était ravi d’apporter son aide. Faire preuve de compassion et de patience taisait un peu sa colère qui grondait et lui brûlait régulièrement le flanc gauche.
En revanche, l’hésitation de son homologue ainsi que sa supplique timide le firent froncer les sourcils. Pas ici ? Trop nombreux ? Un rapide coup d’œil lui apprit qu’ils étaient quasiment seuls, seulement quelques fidèles se recueillaient là, assez éloignés d’eux, allumant parfois une bougie. Edan hésita…Mais alors… ?

Et soudain, la lumière se fit dans son esprit à mesure qu’il comprenait de qui parlait Darren. Leur présence à eux. En effet, Edan avait appris au fil du temps à les ignorer lorsqu’il le devait, leur discours incessant s’était atténué jusqu’à parfois disparaitre au besoin, mais lorsqu’il faisait l’effort de se concentrer sur eux, il les sentait, là, partout, comme une foule, compacte, larmoyante et craintive. Il comprit le trouble du barman. C’était courageux de sa part de venir ici, tout le monde ne gérait pas aussi bien le Don. De toute évidence, Darren était de ceux-ci, peut-être était-ce de ça dont il voulait parler. Mais Edan ne spécula pas, ce n’était pas son rôle. Il posa une main apaisante sur le bras de son homologue, pour l’encrer sur Terre parmi les vivants mais aussi pour l’enjoindre à l’accompagner.
« Je comprends. Suis-moi. » Accompagna-t-il toujours avec calme et douceur pour détendre Darren. Le conduisant jusqu’au presbytère. Il ne pourrait pas promettre qu’une fois la lourde porte de chêne refermée, séparé des esprits par le mur de pierre, ils seraient totalement isolés, ils ne l’étaient jamais vraiment, les revenants n’avaient pas de consistance et se déplaçaient à leur bon gré, mais, quand même, la plupart d’entre eux respectaient encore les zones d’accueil au public et celles qui étaient privées, comme une réminiscence de leur vie d’avant, comme un vieux réflexe, usant, même après leur mort, de mémoire kinesthésique.

Une fois un peu plus à l’écart -même en faisant vraiment un effort de perception, Edan était libéré des présences trop insistantes, mais peut être qu’une personne avec un Don plus élevé que le sien ne verrait pas la différence ?- le prêtre patienta un peu pour voir si le barman se détendait un peu. Le sujet dont ils s’apprêtaient à converser semblait lourd et le mettre mal à l’aise, aussi, par désir de ne pas le brusquer, Edan reprit la parole.
« Est-ce mieux ici ? Désires-tu boire quelque chose ? Je m’apprêtais à me faire du thé. » Proposa-t-il, désignant la bouilloire du doigt puis, sans attendre la réponse, se détourna pour préparer une théière. « Installe-toi. » proposa-t-il ensuite, le conduisant vers le petit salon, deux fauteuils se dressaient l’un à côté de l’autre, légèrement tournés pour se faire face sans donner un air de cabinet de psychiatre trop austère. Edan posa le plateau avec la théière, les tasses et le sucre entre eux, sur la tablette, puis s’assit sur un des fauteuils, croisant aussitôt les jambes et se penchant un peu pour porter toute son attention vers Darren.
« Alors ? En quoi puis-je t’aider ? »

Il y avait peu de choses capables d’atténuer la fébrilité de Darren quand il se trouvait dans cet état. En général, cela se finissait avec un verre, dans le meilleur des cas ; plus souvent, avec au minimum la moitié d’une bouteille du premier alcool qui lui passait sous la main. Mais il y avait quelque chose dans le sourire que lui offre Edan lorsqu’il accepte de le recevoir, quelque chose dans le ton calme de sa voix, qui apaise Darren. Cela n’a pas chassé les voix pour autant, elles sont toujours là, à chuchoter sur son passage, à murmurer à son oreille, à tourner et tourner sans cesse autour de lui, mais au moins le barman a-t-il un élément concret auquel se rattacher. Un autre être vivant. Bienveillant. Darren en a rencontré peu, dans sa vie ; peut-être parce que, pour beaucoup, il ne leur a jamais laissé la possibilité de l’être, bienveillant. Pas la possibilité de s’approcher assez pour ne serait-ce que l’envisager. Mais en même temps, qui pourrait-il entraîner dans son enfer personnel, celui d’une vie faites de cris et de crises toutes plus difficiles à gérer les unes que les autres ? Alors non, Darren n’a jamais eu beaucoup de personnes auxquels se raccrocher. C’est peut-être pour cela qu’il est tout prêt à le faire à cette simple première marque de gentillesse.

« Merci.. » C’est tout juste audible, mais dans ce mot percent un peu du soulagement et de l’espoir de Darren, alors qu’il a un signe de tête reconnaissant au prêtre qui accepte d’accéder à sa demande. Il a bien craint que celle-ci ne soit refusée, jugée trop inappropriée ou cavalière, mais non. Et déjà, il suit Edan vers l’intérieur du bâtiment, jetant de temps à autre un regard alentour, comme pour guetter que personne ne les suive, ni vivant, ni mort. Il n’est pas pour autant totalement rassuré, lui qui est parfaitement bien placé pour savoir que rien n’arrête les voix, et certainement pas un mur, d’aussi épaisses pierres qu’il soit composé. Pourtant, c’est comme si un petit miracle se produisait déjà, alors qu’il pénètre à la suite du prêtre dans le presbytère. Ils ne sont pas encore tout à fait seul, mais ici, la présence des voix est tellement plus faible qu’elle en devient anecdotique, même pour Darren. Et cela arrive si peu souvent ! C’est comme une bouffée d’air frais, alors même qu’ils sont enfermés dans les lieux. Une respiration qu’il reprend, lui qui retient son souffle la plus grande majorité de sa vie. Juste quelques minutes de paix, qui ne dureront pas éternellement, mais desquelles il ne peut que profiter…

Au milieu de cette paix soudaine de l’esprit qui l’étourdit presque, la question d’Edan met quelques instants avant de parvenir à sa compréhension. Et il est presque surprit d’entendre le son d’une voix réelle, d’une voix incarnée, vers laquelle il se tourne par instinct. La confusion doit se lire dans les premières secondes sur son expression, avant qu’il ne parvienne à se reprendre, reprenant sa réserve naturelle sur laquelle il laisse néanmoins percer un sourire : « Je prendrai volontiers un thé, je vous remercie… » Il en boit rarement, plus habitué à agrémenter ses quelconques boissons d’alcool que de tout autre breuvage. Mais la solitude forcée qu’il s’impose à lui-même n’a pas réussi à lui faire perdre toutes ses bonnes manières durement inculquées par ses parents, à l’époque où il n’était pas encore considéré comme le monstre de la famille. A l’invitation d’Edan, Darren prend place à son tour dans l’un des fauteuils habillant la pièce, son dos si droit qu’il en paraît presque douloureux. Et il profite, si ce n’est que quelques minutes, de ce moment de calme pendant lequel Edan s’occupe du thé et les voix le laissent enfin tranquille. Et même lorsqu’Edan revient vers lui, Darren est un peu plus calme, un peu plus serein qu’il ne l’a été depuis longtemps. Et puis la question. Qu’est-ce qu’il peut faire pour lui ?

Une inspiration, un souffle qui s’agrippe un instant à ses poumons et Darren a un hochement de tête avant de se lancer : « Depuis que je suis enfant, on m’a toujours dit que ces voix étaient l’œuvre du diable… Mais vous les entendez aussi, n’est-ce pas ? Ils ne sont pas là pour nous faire du mal ? » Pour tenter son âme et l’emporter vers les enfers. Pour lui faire céder au démon. C’est ce qu’on lui a répété toute sa vie et, même s’il a finit par nier, par rejeter de toutes ses forces les croyances de ses parents, ce qu’on lui a inculqué dans ses plus jeunes années n’a jamais réellement disparu de son esprit. Mais Edan est prêtre. Et sa parole aura toujours, toujours plus de poids que celle de ses parents. On lui a toujours érigé la figure de l’Eglise comme garante de la parole divine. Alors lui, il peut l’écouter, n’est-ce pas ? Lui, il peut savoir de quoi il en retourne. Et Darren est tout prêt à l’écouter.

D’une certaine façon, la présence de Darren ne surprenait pas Edan, pas plus que ses questions, il était d’ailleurs intrigué de ne pas avoir reçu ce genre de visite plus tôt.
En silence, installé face à lui, remuant distraitement son thé dans sa tasse bien qu’il ne l’ait pas sucré, il laissa le barman lui expliquer son problème, vider son sac, analysant sa posture trop raide, son discours maladroit et presque craintif, son expression fatiguée et rien que ça lui en apprit beaucoup. Il savait que Darren avait traversé bien des étapes avant d’en arriver à venir lui parler et Edan, ça il le savait aussi, était en quelque sorte sa dernière option, sa seule chance.

Il hésita longuement sur ce qu’il allait lui répondre. Non pas qu’il n’était pas sûr de la réponse à donner, mais il ne voulait pas le brusquer en paraissant trop sûr de lui. Alors il prit un ton plus doux possible, parlant lentement pour bien intégrer les mots dans l’esprit tourmenté de son homologue.
« Bien sûr que non, mon enfant. Ils ne sont pas là car ils souhaitent nous faire du mal, au contraire, ils ont besoin de l’aide de gens comme nous. » Puis il marqua une pause. « Je ne prétends pas avoir toutes les réponses, mais je sais en revanche, c’est que la présence des esprits parmi nous est simplement due à la volonté de Notre Seigneur, pas du Malin. Ces personnes sont simplement perdues et il est de notre devoir à nous, les personnes un peu différentes, de les guider vers l’au-delà. »

Nouveau silence pendant lequel il guetta la réaction de son invité.

« C’est un lourd fardeau à porter sur des épaules aussi imparfaites que celle des Hommes, mais ensemble nous pouvons mener notre mission à bien. Tout ce dont on a besoin c’est d’entraide, d’altruisme, d’écoute et surtout de compréhension. Tu n’es pas seul, mon enfant, et une fois que tu l’auras compris, alors tu apprendras à ne plus avoir peur de l’inconnu, tu apprendras, non seulement à vivre avec mais également à comprendre les voix qui t’entourent, tu n’auras plus à t’en faire, je te le garantis. »

Aussi rassurant qu’il se savait être, Edan marchait sur des œufs, il le sentait bien. Et n’était pas sûr d’être parvenu à convaincre McKay de la véracité de ses dires. De toute manière, il sentait bien qu’il ne pourrait pas être rassuré en un claquement de doigts, stressé et acculé comme il l’était. Alors Edan tenta d’ouvrir un peu son cœur. Il se pencha pour poser sa tasse sur la tablette entre les deux fauteuils, puis il appuya ses coudes sur ses genoux pour garder la position.

« J’étais comme toi, autrefois. J’avais peur…J’ai longtemps réfuté cette vision, ce Don…J’étais seul, inexpérimenté et livré à moi-même. Mais j’ai gardé espoir. Garde à l’esprit que quoi qu’il arrive tu auras la réponse à tes questions en temps voulu. Chaque combat que tu mèneras sera livré à armes égales. Tu y arriveras. »

Darren boit. C’est un fait. Et lorsqu’on dit qu’il boit, ce n’est pas simplement pour s’hydrater, ce n’est pas juste un fait du quotidien, geste banale et commun à tous les êtres vivants. Non, quand on dit que Darren boit, c’est dans le sens le plus négatif du terme. Darren boit de l’alcool, quasi quotidiennement et lorsqu’il commence, c’est le plus souvent en grande quantité. Darren boit pour oublier. Darren boit pour ne plus entendre les voix, pour se fermer. Et quand il commence, cela peut durer des heures pour en arriver au résultat escompter. Mais aujourd’hui, pourtant, Darren est sobre. Et si l’on peut dire qu’il boit, c’est cette fois purement métaphorique. Parce qu’assis là, attentif, les mains serrées autour d’une tasse de thé brûlante malgré la douleur – ce n’est rien, ça, comparé à ce qu’il a pu se faire subir parfois pour se forcer à revenir à la réalité – on pourrait utiliser cette expression de « boire les paroles » d’une personne avec rarement autant de vérité que dans la situation d’aujourd’hui. Il a bien cru au départ, pourtant, que les paroles que le prêtre allaient prononcées seraient bien loin de celles qu’il espérait secrètement entendre, au vu du temps qui s’était écoulé avant qu’il ne reprenne la parole. Quand on réfléchissait aussi longtemps, c’était bien parce qu’on n’allait pas dans le sens de son interlocuteur et qu’on ne souhaitait pourtant pas le froisser, n’est-ce pas ? Mais il n’en était rien. Et il y avait tout, dans le discours d'Edan, pour que Darren se retrouve plus qu’attentif, presque subjugué par ce qu’il lui disait.

Il y avait la voix, déjà, posée et calme, si éloignée de la colère et du mépris que son père avait eu pour lui dans ses vingt premières années. Il y avait le ton, ensuite, doux et calme, si loin des cris d’hystérie de sa mère qui , aujourd’hui encore parfois, semblait se mêler aux voix qui ne le lâchait jamais. Et puis il y avait les mots, ces mots qu’il aurait rêvé d’entendre pendant si longtemps. Ces mots qui portaient en eux tout l’espoir que Darren avait depuis si longtemps abandonné, laissé en pâture aux ténèbres dans lesquelles il s’abandonnait d’habitude si facilement. « Alors je ne suis pas vraiment maudit… » C’est si bas que cela pourrait passer inaperçu, quelques mots échappés dans un souffle. Cela faisait près de vingt ans qu’il tentait de s’en convaincre, rejetant en bloc sa famille, l’institut et tous leurs traitements nauséabonds, inhumains. Mais c’était autre chose que de l’entendre de la bouche d’un prêtre : parce que le prêtre, lui, savait. Parce que ses parents avaient beau prétendre avoir toujours eu toutes les réponses, ils ne seraient jamais aussi proches du Tout-Puissant que l’était cet homme. Alors lui, il pouvait le croire. Lui, il avait raison et il ne mentait pas. Il ne pouvait pas en être autrement. Alors Darren était prêt à s’y raccrocher, à ses mots. De toutes ses forces. Et de toute les forces de sa bonne volonté, aussi effilochée soit-elle par les mauvais traitements qu’il s’infligeait à lui-même et les litres et les litres d’alcool ingurgités depuis toutes ces années.

Enhardi par ce nouvel espoir qu’Edan était en train de faire renaître en lui, la posture toute entière de Darren était en train de se modifier. Plus droit, plus sérieux. Moins geignard peut être aussi. Mais surtout, une voix plus claire que le souffle qui s’échappait de ses lèvres depuis le début de la conversation : « Mais comment est-ce qu’on peut les aider ? Qu’est-ce qu’on doit faire, exactement ? » Et puis la fêlure, jamais loin, qui réapparaît un peu malgré le contrôle qu’il s’efforce à avoir sur lui-même : « Comment est-ce que je peux le faire, quand ils ne se taisent jamais ? »

Il savait. Il devait savoir, lui qui avait si facilement réussit à leur ménager un lieu de tranquillité. Et comme pour le reste, Darren attendait des réponses qu’il était certain qu’Edan saurait lui apporter.

Déjà, Edan remarqua avec satisfaction que Darren semblait s’apaiser en entendant ses réponses. Il avait l’air de lui faire confiance et c’était un très bon point pour eux deux car en aucun cas le prêtre ne songeait à en abuser.
C’était la clé pour qu’Edan parvienne à lui venir en aide, cette confiance. Apparemment, il le tenait en haute estime et ça devait être parce qu’il était religieux tout comme lui. Leurs rapports seraient donc paisibles, du moins, Edan l’espérait. En l’entendant parlé d’être maudit, il eut presque envie de rire, mais il s’abstint évidemment. C’était aussi quelque chose qui lui avait un jour traversé l’esprit.

« Cela n’a rien d’une malédiction. Avec le temps, tu finiras par comprendre que c’est une force, j’en suis persuadé. »

Mais bien sûr, Darren avait encore beaucoup d’interrogations qu’Edan comprenait parfaitement pour les avoir déjà eues lui-même. A ces nouvelles questions, il hocha négativement la tête.

« Tu ne prends pas le problème dans le bon sens, mon fils. La vraie question n’est pas là, car avant de pouvoir aider les âmes dans le besoin tu dois d’abord t’aider toi-même. Avant de songer à eux, tu dois essayer de maitriser ton Don. Ce n’est pas chose aisée, mais en travaillant sur ce Don, tu parviendras à isoler ton esprit, à les éloigner de toi et ne plus les laisser t’atteindre, c’est seulement après avoir franchi cette étape que tu seras à même de sélectionner et comprendre ce qu’on attend de toi. » Expliqua-t-il avec sérieux mais toujours ce ton tranquille, pédagogue. « Tu apprendras au fil du temps, et si tu le désires, je peux t’y aider, même si ce serait plus efficace d’être encadré par quelqu’un qui te connaît bien. N’as-tu pas un proche à qui tu pourrais te confier ? Un ami de confiance qui t’aiderait à franchir ces étapes compliquées ? »

Oh, il ne voulait pas déléguer le problème, non, mais il n’y avait rien de pire qu’apprendre seul de ses erreurs. La solitude avait ce pouvoir, celui de détruire ce qu’on entreprend, ses convictions, de réduire un esprit à néant, de détruire un homme, et ce n’est pas ce que souhaitait Edan. Dans un second temps, cette question avait également pour but de le faire parler, se confier, et, peut-être, avoir une révélation sur son entourage, exploiter une piste à laquelle il n’aurait pas osé réfléchir, car, parfois, tout ce dont on avait besoin c’est qu’on nous accorde la permission.

Quelques mots à peine. Quelques mots qui semblent avoir un pouvoir immense. Quelques mots qui font disparaître la tension des épaules de Darren. Quelques mots qui retirent le poids qu’il a porté si lourdement pendant toutes ces longues, si longues, si longues années. Il n’est pas dit qu’il ne revienne pas, par la suite, ce poids. Quand il ne sera plus sous le regard sérieux et pourtant si bienveillant de cet homme avec qui il avait presque grandit et qui pourtant avait pris une route si différente de la sienne. Quand les paroles si rassurantes qu’il prononce aujourd’hui ne seront plus que des souvenirs, que le son posé de sa voix ne sera plus qu’un écho emportait par la cacophonie de la vie – et celle de la mort. Que le monde entier ne sera pas alors prêt à s’abattre sur ses épaules, le terrassant plus que n’importe quelle bouteille d’alcool. Mais pour le moment, ce poids, ce foutu poids, est momentanément parti. Et c’est si violent, si soudain, cette sorte de libération, que Darren s’en sent un peu hébété.

Cela doit se voir sur ses traits, d’ailleurs. Son regard est revenu sur Edan et il le fixe avec une telle application qu’on pourrait même penser qu’il le dévisage ouvertement. Il ne pensait pas que les mots pouvaient faire tant de bien. Et encore moins qu’ils pouvaient réchauffer aussi efficacement, bien plus que la tasse de thé encore entamée qu’il tient encore dans ses mains – bien plus même que le plus fort des alcools qu’il a l’habitude de boire avec tant d’application. Pas une malédiction. Une force. Vraiment ?

La révélation est un choc qui sera un peu dur à encaisser, lui qui a passé des années à le haïr. Et la honte surgit dans son cœur, un peu amère. Pas aussi dérangeante que la peur d'entendre de nouveau les voix, mais malgré tout assez inconfortable. Un Don. Un Don de Dieu. Et lui avait osé se haïr pour ça ? Il ne pouvait pas continuer à fuir ainsi. Il ne pouvait pas les rejeter avec tant de force, ces âmes qui avaient seulement besoin de son aide. Et ça se bouscule et ça s’entrechoque dans l’esprit de Darren. Il est venu pour avoir des réponses, persuadé dans son éternel pessimisme qu’elles seraient bien différentes de ce qu’il espérait ; c’est tout le contraire, elles vont en réalité au-dela de tout ce qu’il avait pu penser. Il espérait que le prêtre lui dirait qu’il n’était pas un monstre ; il pensait qu’il dirait bien pire que cela de lui ; il se retrouvait avec sur les bras un Don de Dieu. Plus rien ne semblait logique, plus rien ne semblait clair. Et pourtant, il voulait s’y raccrocher, peut-être plus encore que ce qu’il pensait. Il pouvait peut-être être autre chose qu’une erreur de la nature.

« Il y a peut être quelqu’un, oui, qui pourrait m’aider… un ami… » Il sait qu’il peut demander beaucoup de choses à Leigh, et que celui-ci est toujours là quand il en a besoin – même quand, parfois, Darren aurait voulu qu’il le laisse simplement seul. De gêne, sans même trop savoir pourquoi l’évocation de Leigh le gêne ainsi, Darren a détourné le regard. Pourtant, Leigh est juste un ami, une amitié dont il n’a certainement pas à rougir devant un prêtre. Mais c’est plus fort que lui. « Il est médium, lui aussi. Il pourra me montrer. » Comme une justification à une amitié qui ne devrait pas en avoir. Et puis, c’est si Leigh en a le temps, bien sûr. Mais il passe déjà tellement de temps à récupérer les états de décrépitude de Darren qu’il sera sans doute plutôt satisfait de pouvoir lui apporter son aide pour le contrôle de ce que Edan appelle un Don : après tout, ce serait un investissement qui lui permettrait ensuite de ne plus se souvient de Darren. Plus de temps ensuite pour enfin l’oublier.

Darren secoue la tête, refusant de laisser s’installer cette nouvelle angoisse alors que son regard revient sur Edan. Et après quelques instant d’hésitation il ose enfin poser la question

qui lui brûle les lèvres : « Et vous ? Comment est-ce que vous avez compris ? Que vous étiez.. » Il peut prononcer le nom de médium pour quelqu’un d’absent ; il a beaucoup plus de difficulté à le dire à quelqu’un qui se tient en face de lui, de peur instinctive que cette personne le vive comme une insulte ; il est encore incapable de se qualifier lui-même ainsi. Il n'a jamais été un médium. Il a toujours été un monstre. Mais au-delà de la question, c’est la réponse qui a toute son importance pour lui. Ils se connaissent sans se connaître depuis l’enfance. Ils n’étaient pas si différents, alors. Comment leurs chemins ont-ils pu, dès lors, bifurquer si loin l’un de l’autre depuis ce temps ?

Peu à peu, Edan pu observer un poids se lever des épaules de son homologue. Il le voyait se redresser malgré l’hébétement, et il put imaginer sans peine le soulagement qui le frappait presque trop durement. Les coins de ses lèvres se redressèrent en un sourire approbateur alors qu’il opinait légèrement pour encourager Darren qui commençait à comprendre, qui commençait à entrevoir le bout du tunnel.
« Prend contact avec cet ami, parle lui sans crainte s’il est digne de confiance. Si c’est un medium, il saura sans doute trouver les mots et te guider vers un avenir plus tranquille. » Conseilla-t-il tout de même, tranquillement, confiant pour cet agneau qui serait sauvé s’il s’en donnait les moyens, car la force, il l’avait sans aucun doute.

Cependant il restait le doute. Le doute était important, bien sûr, mais la fois devait le dépasser.

« Le chemin qui t’attend est encore long, probablement semé d’embuches et il sera difficile, j’en suis conscient, mais ne perd pas espoir, ce que je vois en toi, ce n’est pas ce que tu imagines. Je sens, je sais que tu as la force de surmonter les obstacles, avec un peu d’aide, avec un peu de fois, beaucoup de courage, mais je sais que tu en es capable et que tu verras le bout du tunnel. » Il dit, tranquille, toujours aussi sûr de lui, et très calme.

Mais il n’ajouta rien à ce sujet, c’était déjà beaucoup d’informations pour une tête tourmentée comme celle du barman. Il se recula dans son siège, observant Darren, sa posture plus souple, puis, enfin, il reprit la parole. Sa question ne surpris pas vraiment Edan qui sourit de nouveau.

« Je l’ai toujours ressenti, cet espèce de bourdonnement, cette sensation que quelque chose presse contre la limite même de notre monde, et j’en ai été longtemps effrayé…Mais c’est pendant un office, il y a une bonne vingtaine d’années, peut-être plus, que j’ai vraiment réalisé leur présence. Ils étaient si nombreux, et avaient si besoin d’aide…J’ai été tenté de laisser parler ma peur, de les ignorer, mais j’ai songé à leur détresse, et j’ai réalisé ce que je voulais : Les aider. »

Raconta-t-il, perdant encore une fois son regard dans le vague, essayant de se remémorer exactement ce qu’il ressentit à ce moment-là. Mais il réalisa bien vite qu’il n’avait pas à chercher très loin. Il savait exactement comment il avait réagi à ce moment-là, il aurait pu même se replacer exactement au même endroit lorsqu’il avait réalisé qu’il aiderait ces gens quoi qu’il en coute. Et pourtant…Rien.
Il n’avait pas l’impression d’avoir aidé qui que ce soit depuis le départ. Il fronça légèrement les sourcils et tourna la tête vers Darren. Il ne pouvait pas lui raconter ça.

Darren hoche la tête. Leigh… Oui, Leigh correspondait à la description qu’Edan faisait de cette personne qui pourrait le guider. Et Darren avait confiance en lui. Assez, il voulait le croire, pour lui confier ses craintes à se sujet, comme le suggérer le père Sinclair. Il ne l’avait jamais fait jusqu’à présent, par pudeur, peut-être – par honte, bien plus sûrement. Mais Leigh pouvait être cette personne de confiance. Parce que Leigh était la personne en qui, simplement, Darren avait le plus confiance sur cette Terre, à part peut-être Julian. Et Leigh, pour le peu qu’il en savait, maîtrisait bien assez le sujet pour l’aider à en faire de même. N’est-ce pas ?

Est-ce que ce n’était que cela, finalement, le problème ? Il n’était pas tombé sur la bonne personne, celle capable de lui montrer la voix et de pouvoir développer ce qu’Edan appelait un don et que lui avait toujours considéré comme une malédiction ? Ca, bien sûr, et puis l’apport non négligeable à son traumatisme de l’attitude de ses parents, dès les premiers signes de manifestations de ses aptitudes.

Pourtant, quand Edan en parlait, cela semblait si simple ! Si simple de finir par y arriver, si simple d’avancer en ayant les voix non plus contre lui, mais l’accompagnant sur le chemin. Si simple d’arriver à les aider, puisqu’elles étaient si nombreuses à le réclamer encore et encore. Si simple de simplement accepter tout ce qui lui arrivait… Une fois de plus, Darren ne peut s’empêcher de boire les paroles du prêtre comme il n’avait jamais pensé pouvoir le faire. Une fois de plus, son regard est fixe et non plus fuyant comme d’habitude, alors qu’il écoute et tente d’enregistrer chaque mot, et chaque sensation que cela peut éveiller en lui. Le bourdonnement, oui, il s’en souvient, comme un bruit de fond toujours présent, enfant, avant qu’il ne comprenne. Le bourdonnement, puis les premières voix. Oh, lui, il n’en avait pas eu peur, les accueillant avec l’innocence et la naïveté de l’enfance ; les premières voix ne lui avaient jamais voulu de mal, il en était certain. Non, mais la peur n’avait pas tardé à venir. Et elle avait été omniprésente, dès lors que ses parents avaient, à leur tour, compris…

Mais il ne veut pas se laisser assombrir par ça. Pas alors que pour la première fois depuis si longtemps, peut-être pour la première fois de sa vie, il arrive à aborder le sujet des voix – des fantômes – sans sentir ce sentiment de panique l’envahir totalement. Oh, il est toujours là, dans un coin de son esprit, et il bondira probablement de nouveau au premier plan dès que l’occasion se présentera. Mais pour le moment, il veut simplement profiter. Profiter pour pouvoir obtenir toujours plus de réponses, comme si sa timidité, sa gêne première s’endormait progressivement pour laisser s’exprimer son avidité d’information.

« Comment est-ce qu’on peut les aider, alors ? Comment est-ce que vous faites ? » Il ignore, bien sûr, Darren, qu’il appuie sur un point potentiellement sensible. Il ne remet pas en doute un seul instant le fait qu’Edan, que le père Sinclair, puisque c’est son titre, aide les gens. Les vivants comme les défunts.

Mais chassez le naturel, il revient au galop. Même si Darren veut en savoir plus, même s’il a une confiance qui se révèle de plus en plus aveugle dans les paroles du prêtre en face de lui, sa confiance en lui-même approche toujours du zéro absolu. Alors il se rétracte, dans ses mots comme dans toute sa position, se renfonçant un peu de nouveau contre le dossier de sa chaise : « Enfin. Je sais que je n’en suis pas encore là. Je ne suis pas capable d’aider grand monde, en ce moment. » Pas avec ses dons de médium, en tout cas. En tant que barman, oui. A écouter les gens des heures durant. Mais tout ça, ça n’intéresse pas Edan, n’est-ce pas ? Il n’est jamais qu’un barman qui passe son temps libre à avaler le poison qu’il sert en temps normal aux autres. C’est loin d’être très glorieux…

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