Moïra Steinway ☽ exile

Il y a des phrases qu’on n’a pas envie d’entendre dans la vie. Celles qui vous paralysent un instant le cerveau et vous empêchent de penser clairement. Moïra en a entendu certaines.

Votre fille m’inquiète.
Moïra avait une imagination débordante. Elle n’avait aucun mal à se projeter dans les histoires que ses parents lui racontaient pour s’endormir quand elle était petite. C’était une qualité qui lui allait à merveille parce qu’elle pouvait passer des heures à jouer toute seule dans sa chambre sans embêter personne. Elle se voyait princesse voulant sauver son prince (sa peluche préférée) du terrible dragon (une sculpture bancale faite avec des objets qu’elle n’aimait pas ou qu’elle trouvait esthétiquement peu plaisant à regarder comme un balais par exemple) ou encore, elle se voyait scientifique et utilisait ses peluches comme cobayes d’expériences visant à leur donner la vie. Bref, Moïra n’avait aucun souci à s’occuper toute seule. Et les rares fois où elle ne souhaitait pas jouer, elle dessinait. Le dessin était une passion qui l’habitait depuis qu’elle était capable de tenir un crayon entre ses doigts. Sa mère l’avait poussée à prendre des cours très jeune et maintenant, elle se félicitait de ce choix en voyant le succès de sa fille. Moïra avait beau lui soutenir qu’elle n’était pas si talentueuse de que ça, sa mère se contentait d’un geste de la main dédaigneux et d’un Arrête de te dénigrer, Moïra. Ce que sa mère oubliait, c’était les dessins terrifiants qu’elle faisait quand elle avait cinq/six ans pendant les séances chez le pédopsychiatre suite à des terreurs nocturnes qui n’en finissaient plus de les épuiser. Pendant ces séances, au début, Moïra s’exprimait rarement. Parfois le docteur obtenait d’elle qu’un simple hochement de tête et puis lorsqu’on la mit devant une feuille et un stylo, elle s’était mise à dessiner des choses terrifiantes. Des choses qu’on n’était pas censé savoir à cet âge et qu’un esprit ne devrait pas imaginer.

Ils avaient cherché pendant longtemps les raisons de ces monstres qu’elle voyait. Sa grand-mère maternelle avait pensé un moment que la petite était maudite, mais l’explication était beaucoup plus rationnelle que ça : le frère de Moïra, Simon. C’était lui le coupable. Le garçon n’avait rien trouvé de mieux que de raconter des histoires d’horreur à sa petite sœur. Il n’avait jamais pensé que ça irait jusqu’à la terroriser à ce point. Autant dire que lorsque les parents avaient eu vent des activités de leur fils, ils l’avaient puni d’à peu près tout ce qui pouvait faire plaisir à un adolescent à cette époque. Après cette mésaventure et vu l’imagination de Moïra, Simon et Anny (sa grande sœur) n’avaient pas le droit de lui raconter des mensonges sur des monstres sous le lit ou dans les placards. A la grande déception de Simon qui aimait tout particulièrement embêter sa petite sœur. Après cet épisode, Moïra avait rarement fait des terreurs nocturnes et elle put grandir à peu près sereinement. Par contre, la nuit, Moïra ne pouvait plus dormir sans une lumière allumée. Elle avait gardé la veilleuse jusqu’à très tard dans sa vie.

Vous êtes enceinte.
Moïra avait toujours été très sage. Élève sérieuse et appliquée quoi qu’un peu timide et parfois distraite. Dans tous ses bulletins, c’était ce qu’il y avait écrit. Elle ne bavardait pas, elle restait dans son coin et se mélangeait peu. Elle dessinait, Moïra. Elle écoutait difficilement les cours. On lui disait souvent qu’elle était dans la lune, mais elle s’en fichait. Elle était bien avec ses histoires et ses dessins. C’était plus agréable pour elle d’imaginer que de tenir une longue conversation. C’est d’ailleurs son book qui lui vaudra une place dans une école d’art bien plus tard. Elle savait qu’elle avait foiré son oral, mais on lui avait laissé sa chance parce qu’elle avait un joli coup de crayon lui avait-on dit. Loin de sa famille, elle put s’épanouir un peu plus. Oh n’allez pas vous imaginer qu’elle parlait à tout le monde, non. Elle continuait de rêvassait la majeure partie du temps, mais elle faisait des efforts pour s’intégrer un peu plus.

Efforts qui lui firent rencontrer un garçon : Maximilien. Il avait des yeux bleus à tomber et un sourire charmeur sur les lèvres. Il dut savoir avant elle qu’elle avait des sentiments pour lui tant il était facile pour tout le monde de lire les expressions sur son visage. Ils mirent du temps à réellement sortir ensemble. Moïra ignorait parfaitement l’attirance du jeune homme pour elle, aussi, elle fut tellement surprise lors de leur premier baiser qu’elle en fit tomber son popcorn juste avant la séance de cinéma où il l’avait amenée. Ce baiser scella une belle et longue histoire. Maximilien fut d’un soutien infaillible dans sa vie. Il prit bien vite une importance capitale pour Moïra.

Sa famille quant à elle ne voyait pas le jeune homme d’un très bon œil. Encore moins lorsqu’ils apprirent que Moïra était enceinte. C’était jeune dix-neuf ans pour être maman et puis surtout, ils n’étaient pas mariés. Ce fut un scandale. Son père ne lui parla plus, estimant qu’elle était une honte pour sa famille. A l’heure actuelle, Moïra n’avait toujours qu’un parent sur les deux qui voulait bien entendre parler d’elle. Sa mère. Moïra décida de garder le bébé et tarda à en parler à Max de peur qu’il réagisse mal et fasse comme tous les autres : qu’il parte. Elle fut surprise lorsqu’il resta et qu’il endossa ses responsabilités avec brio.

Romane finit par agrandir la famille. C’était leur petit trésor et elle réveilla l’instinct maternel de Moïra instantanément. Autant dire qu’elle était choyée. De plus, le métier de Moïra lui permettait de pouvoir travailler de chez elle et c’était pendant cette période-ci qu’elle put finir son diplôme et qu’elle décrocha son premier contrat. Elle devait illustrer un conte pour enfants ayant pour sujet une famille de renards à qui il arrive beaucoup d’aventures. Moïra signa ainsi son premier livre. Elle possède toujours des carnets avec ses croquis de l’époque d’ailleurs et elle signe avec une petite tête de renard puisque c’est ainsi qu’on la reconnaît le plus. Il lui fallut plusieurs années avant de réellement réussir à se faire un nom dans le monde de l’illustration. Désormais, Moïra Steinway n’est pas une inconnue au Royaume Uni.

Avec le temps, Max et elle s’isolèrent dans une ferme. Moïra était toujours aussi peu à l’aise lorsqu’elle était trop entourée et puisait son inspiration dans la tranquillité. Avoir une ferme un peu loin de tout l’aidait grandement. De plus, le cadre était idéal pour élever des enfants. Romane devint une grande sœur douze ans plus tard, chérissant Tom son petit frère.

Avec la ferme, Moïra jonglait entre ses moments dans son bureau à dessiner ou honorer des commandes et s’occuper de ses enfants ou de la ferme. Ils avaient beaucoup d’animaux mine de rien, mais celui qu’elle préférait c’était le chat parce qu’il venait toujours s’allonger sur le rebord de la fenêtre de son bureau et qu’il restait des heures à dormir. Elle l’entendait parfois ronronner et elle adorait ce son. Moïra vivait une vie calme avec une famille qu’elle aimait plus que tout et qui lui apportait beaucoup.

Nous sommes désolés, votre mari s’est fait tirer dessus pendant une prise d’otages. Nous avons tout tenté pour le sauver et le ranimer, mais il a perdu trop de sang et nous n’avons rien pu faire.
Romane souhaitait tellement gagner son indépendance. Elle était encouragée par ses parents. Elle était tellement contente de pouvoir ouvrir son compte ce jour-là. Tout aurait dû bien se passer. Mais ce ne fut pas le cas. Une prise d’otage. Une balle. Maximilien mort.

Moïra avait déjà perdu des proches, mais elle avait toujours réagi de manière détachée. Pas qu’elle n’éprouvait rien mais bien souvent c’était juste la suite logique de la vie. Évidemment que ces personnes lui manquaient un peu parfois, mais… c’était normal. Par contre, on ne l’avait pas préparé à la douleur immense qu’elle allait ressentir en perdant Maximilien. Elle avait eu l’impression qu’on lui avait arraché les poumons et qu’elle ne pourrait plus jamais respirer normalement.

Après la prise d’otage, Moïra était allée récupérer Romane à l’hôpital et ensemble, elles avaient attendu pour Maximilien, elle ne s’était pas imaginée une seule seconde qu’elles allaient repartir sans lui. Au départ, Moïra n’avait pas réagi lorsque le chirurgien prononça les mots fatidiques. Elle retenait sa fille qui pleurait à grands sanglots et elle écoutait ce que les médecins lui disaient sur les procédures à suivre pour la suite. Elle avait réussi à garder la tête froide en amenant une Romane sanglotante jusqu’à sa grand-mère paternelle où elle dut expliquer une nouvelle fois à son second enfant qu’il n’aurait plus de père à partir de maintenant. Elle avait réussi à ne pas avoir la voix qui tremble lorsqu’elle dut appeler sa propre mère pour lui annoncer le décès de Maximilien. Elle réussit à conduire jusqu’à leur ferme sans avoir la vue obstruée par les larmes. Elle avait réussi cet exploit, Moïra parce que quelque part, elle avait espoir qu’en rentrant, il serait là. Il l’attendrait dans le salon avec un doux sourire aux lèvres et un bonsoir chérie. Et que tout ce qu’elle vivait jusqu’à présent n’était qu’un horrible cauchemar.

Mais...

Elle se figea dans l’entrée lorsqu’elle s’aperçut que la lumière n’était pas allumée et qu’il faisait froid. Terriblement froid. Alors ça la frappa. Maximilien n’était pas là. Il ne serait plus jamais là. Il allait rater beaucoup trop de choses. Son sac à main chuta lourdement sur le sol et elle sentit ses jambes trembler sous elle. Les larmes montaient. Les sanglots aussi. Puis soudain, ce fut trop. Moïra se laissa tomber à genoux et pleura pleura pleura. Elle s’entoura de ses bras et passa une bonne partie de la nuit ainsi avant de trouver la force d’aller s’échouer sur le canapé. On venait de lui arracher un bout d’elle-même et elle savait qu’elle n'allait plus jamais le retrouver.

Après cet événement, Moïra ne fut plus la même personne. Elle mit du temps à retrouver l’envie de faire quelque chose. Face à ses enfants, elle faisait bonne figure, elle se devait d’être forte pour eux. Et elle y arrivait plutôt bien. Elle pouvait donner le change. Par contre, le soir, dans la pénombre de sa chambre, Moïra s’allongeait dans son lit et gardait la place de Max intacte. Elle se tournait pour faire face à ce vide et s’endormait en imaginant qu’il était là, avec son sourire et ses yeux bleus.

Ça n’a pas fonctionné.
Moïra avait toujours eu du mal avec les histoires de fantômes. Quand elle y pensait, ça réveillait des mauvais souvenirs. Pourquoi parler de fantômes ? Parce que c’était l’essence même de Northwich. Et parce que Romane n’arrêtait pas de lui parler de ça, de cet espoir fou que son père pouvait revenir et ainsi effacerait la culpabilité qui écrasait la jeune fille depuis ce jour-là. Moïra avait d’abord refusé, menant à de longues disputes entre la mère et la fille. Et puis en considérant un peu plus la chose, Moïra s’était aperçue qu’elle ne pourrait jamais s’offrir un médium digne de ce nom. Même ses droits d’auteur en tant qu’illustratrice ne suffisaient pas. Et c’était toujours compliqué si elle prenait d’autres petits contrats à côté. C’était hors de prix.

Elle mit cette idée de côté pendant un temps. Puis Romane se ramena avec ses économies, un carnet et la mine grave suivie par un Tom larmoyant. L’aînée avait pensé à vendre certains chevaux que possédaient leur père. Ils étaient jeunes et en bonne santé et prêts pour les courses. Ils pouvaient en tirer un bon prix, Romane avait tout calculé sur son petit cahier. Si au début, Moïra n’avait pas pu se résigner à toucher à la passion de son époux, elle finit par flancher. Principalement parce qu’elle n’arrivait pas à tout gérer toute seule : Romane était devenue compliquée, colérique et peu importe ce que sa mère lui disait, ça n’allait pas. C’était de sa faute si Max n’était plus là selon elle. Moïra avait fini par dire oui. Pour l’apaiser. Et parce qu’on ne va pas se mentir, elle n’arrivait pas à remonter la pente.

Elle réussit à vendre une partie des chevaux non sans avoir un horrible pincement au cœur et put réunir la somme suffisante pour un médium pas trop mauvais. A la fin du rituel, Moïra s’était attendue à un effet immédiat, mais non. Puis au bout de plusieurs jours, Maximilien n’était toujours pas de retour, Moïra se décida alors à appeler le médium qui lui assena la fatidique phrase de “ça n’a pas fonctionné”. Ce jour-là, la brune crut qu’elle allait tout casser. Vivre sans Maximilien était déjà difficile, mais voir les espoirs de Romane détruits, c'était autre chose. Elle se promit de ne plus tomber dans le panneau et de laisser Maximilien reposer en paix. C’était déjà suffisamment dur pour eux de vivre sans lui, ils devaient arrêter de se créer de faux espoirs et avancer. Petit à petit.