Feargus McCoigreach ☽ Tête en puzzle brisé

Feargus vit le jour dans un petit village de pêcheurs aux abords d’Aberdeen, alors appelé Fittie par ses habitants. Troisième venu après un premier garçon puis une petite fille au père mort en mer ; il eut le malheur de naître de la faiblesse de la veuve pour un marin venu du nord, repartit sans jamais savoir qu’un fils continuerait de guetter l’horizon durant des années dans l’espoir de le voir revenir un jour.

La vie était rude, bien que leur village eût la chance de moins pâtir de l’industrialisation naissante des Lowlands qui voyait les habitants des Highlands préférer les grandes villes du sud à leur éternelle vie rurale. Tout comme son frère et sa sœur, son éducation fut brève et très jeune il dut participer à l’effort familial pour pouvoir avoir du pain sur la table -ou plus exactement du poisson au marché.

Peu de temps après, sa mère reprit époux et un ultime fils naquit de cette dernière union.

Les choses auraient pu s’en arrêter là. Cependant il ne fut jamais permis à Feargus d’oublier son crime originel, celui d’être né sans père. Les railleries des autres enfants, les murmures des adultes sur son passage, les regards désapprobateurs de sa propre mère. Cela encore, il aurait pu s’y habituer. Si ce n’était pour son beau-père qui n’accepta jamais la présence d’un bâtard sous son toit et le rendait coupable de tous ses maux.

Et puis heureusement il y avait les Vieux. Ceux qui ne tarissaient jamais d'histoires, ceux qui semblaient avoir tout vu et tout fait à travers le monde (c'est-à-dire le continent) et pour qui l'Anglais resterait à jamais une notion lointaine -eux dont les babillages incessants perpétuaient la tradition orale de la langue Doric.
Eux seuls semblaient voir au-delà de l’aventure de sa mère lorsqu’ils le regardaient et prenaient plaisir à lui conter toutes sortes de fables. Et Feargus alors apprenait vite, les mots à peine entendus semblaient se graver à jamais dans sa mémoire ; compensant sans grande peine sa malhabileté aux lettres.

Il y apprit toutes sortes de récits, des péripéties de l’un aux affabulations de l’autre, jusqu’aux légendes ancestrales du Petit Peuple. Peu parmi ces anciens étaient réellement croyants, tous étaient superstitieux jusqu’à la moelle. De ces dogmes, Feargus fit foi.

Il eut également l’opportunité de se faire enseigner le piano, et à défaut d’être particulièrement talentueux il y trouva un réel plaisir.
Mais plus que tout, tandis qu’il répétait ces histoires à sa fratrie, il découvrit que le timide enfant qu’il était alors était capable de subjuguer un auditoire de ses mots. Il prit ainsi goût à la parole et ne s’arrêta plus…

Ce qui fut loin d’être du goût de son beau-père, dont le ressentiment à son égard semblait croissant à mesure qu’il le surprenait, eh bien, à être dans ses environs. Ses efforts pour travailler à l’affaire familiale n’étaient jamais assez bons, et chaque nouvelle crise de colère sous les effets de l’alcool était plus violente que la précédente.
Puis sa mère mourut de maladie. Et le soir de trop arriva.
Son beau-père était particulièrement imbibé cette nuit-là, tandis qu’il rentrait titubant devant le spectacle des quatre enfants rassemblés pour écouter une énième histoire. Il hurla, baragouinage incompréhensible d’ivrogne, et ni une ni deux attrapa Feargus par le bras et le jeta dans une pièce à part.

« J’peux savoir c’que tu fous ?! »

Les souvenirs sont flous. Les murs tremblent, il est tombé. Son beau-père crie. Parquet glacé, tout petit sous la masse de l’homme qui le menace. Le plafond se met à couler.

« Maint’nant qu’ta pute de… » bruits étouffés, son cœur s’affole. « … bon prix… » sa tête hurle, faîtes-les taire par pitié sortez toutes ces voix de là ! « … à la pâte. »

Soudain silence. Le cuir a claqué dans l’air. Tout est revenu à la normale, une langueur pèse dans la salle exiguë. La menace d’un homme, la question d’un adolescent.

Clac.

Réalisation.

« Non… »

Flou. Hurlements, se débat, pas assez fort, douleur, pitié que ça s’arrête.

Pourquoi ?


Ni le repos ni le sommeil ne le trouvèrent après ça, passant la nuit à sangloter. Il lui fallait refouler tout souvenir de ce qu’il venait de se passer. Oublier, oublier, oublier… Mais une pensée le taraudait et ne le quitta pas. Jusqu’à ce qu’il se décide à rassembler ses maigres affaires, prenant garde à ne pas réveiller les âmes assoupies de la maisonnette, et quitte à jamais le domaine familial. Ce n’était visiblement plus le sien.


Aberdeen. La rue. Cette simple idée le terrifiait. Les premiers temps furent les plus compliqués, à sursauter au moindre passage d’un inconnu à ses côtés.
Il vagabonda, essayant de gagner deux sous grâce à ses contes, acceptant les jobs les plus ingrats pour pouvoir se payer à manger. Il n’avait jamais été très costaud, mais une vie entière passée aux affaires de la pêche l’avait rendue suffisamment habile de ses doigts pour se rendre utile.
Parfois, lorsque le travail ne payait pas assez pour payer sa chambre et sa pitance, il dût se résoudre à chaparder. Les doigts agiles. Non pas que cela l’enchanta, d’autant qu’il manqua de se faire prendre à quelques reprises, mais il semblait suffisamment fin orateur pour se sortir de ces mauvaises passes sans trop d’encombres.

Le temps passa. Certaines blessures cicatrisent mieux que d’autre, mais le temps aide parfois à oublier les plaies depuis trop longtemps à vif.

Un couple pour lequel il travaillait régulièrement se prit d’affection pour lui, et ils acceptèrent de le loger dans une chambre qu’ils n’utilisaient pas contre ses services. Ils avaient alors un fils en bas âge qui se régalait des histoires du jeune homme, ainsi qu’une fille ayant environ son âge ; pour le moment absente.

Lorsqu’elle rentra d’un séjour chez de la famille à Glasgow, Feargus eut l’occasion de la rencontrer, et elle sembla rapidement se prendre d’affection pour lui ; sous le regard bienveillant de ses parents qui voyaient là la relève assurée. Son air charmant et ses manières galantes camouflaient parfaitement la gêne que lui procurait ce sentiment d’obligation de lui faire la cour. Ainsi, il profita de leur apparente oisiveté de jeunes tourtereaux afin de temporiser les choses. Jusqu’à ce que ses parents ne commencent à s’impatienter et le presser de regards lourds de sous-entendus.

Il la prit pour femme.

Non pas que le mariage fut jamais consommé.


Le changement fut insidieux, mais certain. Les remarques de sa femme devinrent de plus en plus acerbes, ses beaux-parents (pour lesquels il travaillait désormais officiellement) moins patients à son égard. Et lui étouffait de cette vie, de ces obligations qu’il n’avait pas su refuser, d’une vie qu’il était simplement incapable de mener. Depuis combien de temps n’avait-il plus conté un mythe quelconque devant un auditoire ?

Le jour où elle lui annonça retourner vivre auprès de ses parents fut une véritable délivrance. Bien sûr, la perte de son emploi qui s’en suivit annonça le retour d’une précarité certaine, mais il l’accueillit avec joie.
Par chance il parvint à trouver un travail de pianiste dans un cabaret. L’endroit était miteux, la paie minable, le piano d’aussi mauvaise facture que le whisky, mais il s’en contentait très bien. Il ne voyait, de toute façon, pas comment ses maigres talents auraient pu lui valoir mieux. A défaut de transporter les gens avec ses mots, il se disait que les notes qui en émanaient -toutes fausses puissent-elles être par moments- berceraient peut-être une oreille distraite ici ou là.

Ainsi passèrent d’autres années. Puis la radio s’agita, suivie de près par les populations de nombreuses nations. Le vent du sud ramenait de néfastes présages.
L’année 1914 arrivait, la guerre dans son sillage.

Peu de temps après, sa sœur, avec laquelle il avait gardé quelque correspondance, lui annonça que leur frère aîné s’était enrôlé auprès de l’armée écossaise.
Une année pleine n’eut pas le temps de s’écouler avant qu’une nouvelle lettre n’arrive, bien plus courte celle-ci : Leur frère était mort lors de la bataille du 25 avril 1915 à Gallipoli.

Le cœur doublement lourd, Feargus retourna pour la première et dernière fois à Fittie. Les obsèques ne furent qu’honorifique. Il n’y avait pas de corps à pleurer.
Malgré les demandes insistantes de sa sœur et son frère, il ne s’attarda pas et retourna à Aberdeen, plus amer que jamais.

Les régiments écossais –« les dames de l’Enfer » comme les appelaient les allemands- nécessitaient toujours plus de recrue, comme en témoignaient les affiches placardées un peu partout dans les rues. Peut-être n’aurait-il jamais pris une telle décision si son frère avait toujours été vivant. Toujours est-il que, peu de temps après, il rejoignit le régiment des Gordon Highlanders en tant que volontaire dans l’armée territoriale.
Mai arriva, il fut envoyé sur le front Français, où il maintint péniblement un semblant de correspondance avec sa sœur. Jusqu’à ce qu’elles ne prennent fin en 1916, et que de nouvelles funérailles sans corps soient préparées.



La suite n’est que succession de souvenirs confus. Brumeux. S’en souvenir est comme essayer d’attraper de la fumée à mains nues. Il a longtemps erré en France. Le temps est confus, distordu. Pas assez longtemps pour manquer son propre enterrement. Tout n’est plus qu’émotion pure, sans aucune barrière pour les retenir, sans même que la simple idée de les retenir n’effleure l’esprit. Quel besoin ont les morts de masques et autres faux-semblants ?

C’est long, l’éternité.

Ça ne ressemble à rien de ce que l’on a pu lui raconter. Ni les histoires des Vieux, ni les prêches du prêtre de son village n’avaient fait ne serait-ce qu’effleurer une fraction de ce qu’était sa mort. Etait-il vraiment mort ? Rêvait-il ? Les frontières sont floues, les contours changent, timides à la moindre attention.

Il n’avait pu quitter sa grande sœur ni son petit frère, se souvient les avoir observés sans soif, qu’ils pleurent ou se réjouissent, mais sans jamais vraiment comprendre ce qu’il voyait. Il était là, c’est tout.

Puis, à leur tour, tous deux s’étaient éteints. Il semblait qu’une ficelle invisible, qui le retenait depuis tout ce temps mais dont il n’avait jamais remarqué la présence, s’était détachée avec le dernier d’entre eux.

Alors, pour la dernière dernière fois, il quitta Fittie. Puis il erra.


C’est long, l’éternité.


Il ne sait plus trop. Il a vu tant de choses. De nouvelles horreurs. Mais aussi tant d’innovations, tant de révolutions, tant de curiosités. Sans que rien ne semble jamais l’affecter.
Il s’était déplacé, parfois, comme porté par le vent. Les frontières n’avaient plus aucun sens. Plus aucune barrière.

Il sembla qu’à un moment il fut de retour en Ecosse -si toutefois il en était un jour parti. Pour la première fois depuis bien longtemps, il semblait avoir une forme de conscience de s’être déplacé, d’être allé (volontairement ?) jusqu’à cette ville nouvelle. Si proche et si lointaine.

Là, le brouillard s’estompe légèrement. Et puis, soudain, un son. Les souvenirs luttent pour ressurgir, perdent, de vieilles mélodies veulent reprendre forme, perdent, plus de mémoire musculaire pour mouvoir ses doigts, mais il se sent comme attiré. Obligé de se rendre à son origine, suivre le même fil d’Ariane qui l’a retenu tant d’année auprès de sa famille proche. Un autre. Il avance, flotte, flotte…


Dire que ses poumons brûlent eut été poétique. Ce n’est pas le cas. Son corps, lui, se souvient comment faire.

Angus O'Callaghan est originaire de Galway, en Irlande. Baroudeur, il y reste de nombreuses années mais se permet aussi souvent que possible de partir visiter d'autres pays, partant avec rien d'autre qu'un sac à dos.

S'il se veut relativement agréable à vivre au quotidien, il n'empêche qu'Angus est un homme au sang chaud qui a dû apprendre à contrôler ses accès de colère pour le bien de son entourage. (Non pas qu'elles le rendent violent, mais tous les mots ne sont pas bons à dire.) Fumeur récréatif, incapable de rester en place, il accumule et collectionne les hobbies dont il se lasse toujours après quelques mois de pratique. Sa seule fidélité depuis l'enfance est au piano, appris au gré des leçons de sa mère -pianiste de profession.
Très intéressé par toutes les mouvances alternatives, il trouve une résonance toute particulière à la résurgence d'anciennes religions dans la vie moderne. Adepte d'ésotérisme en tout genre, on peut plus simplement dire qu'il suit de près les mouvances Wicca et New Age.

Ce n'est pas à l'autre bout du monde mais au pas de sa porte qu'il rencontra Sara Lyesmith, avec laquelle il se maria l'année suivante. La petite Fionna ne tarda pas à rejoindre la famille.

Le temps passa. Fionna rejoignit une école de photographie. Angus et Sara prirent la décision de mettre un terme à leur relation moribonde. Les rumeurs des étranges événements de Northwitch attisaient sa curiosité depuis longtemps déjà sans qu’il ait jamais pu s’y rendre (il y croyait, lui aussi verrait un fantôme un jour), l'opportunité semblait immanquable.
Ingénieur en mécanique de métier, retrouver un emploi dans une grande ville ne fut pas chose très compliquée. Il partit pour une fois avec un peu plus qu’un sac à dos, mais laissa son vieux piano à sa fille adorée, qu’il comptait bien continuer d’embarrasser avec ses habitudes de vieux père, qu’une mer les sépare ou pas !

Il passa d’excellentes années en Ecosse, et lui qui avait toujours raffolé de vie associative s'investit bien vite au Sad Ghost Club ainsi qu'au Black Cat Club.

Malheureusement, il semble qu’il n’ait jamais eu la chance de voir un fantôme de lui-même...