Lift me up |Feargus

Il était des moments où Edan avait du mal à rattraper sa vie et il était en plein dans une de ces périodes.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis qu’il avait rencontré Feargus et il ne parvenait quasiment pas à s’en remettre. Son corps l’avait lancé plusieurs jours après ça et ce n’était rien à côté de son mental qui n’avait toujours pas arrêté de saigner.
Il avait donc salué avec plaisir le fait que le Revenant n’avait pas cherché à le recontacter depuis. Évidemment, il n’avait un peu lâché dans le vaste monde sans lui donner plus de précision que ça, il n’avait aucun moyen de savoir s’il était même toujours en vie, mais il était tellement épuisé qu’il put se permettre de laisser couler sans que son esprit n’apparente ça à une forme de paresse, ni même de colère d’avoir été aussi rapidement expédié. Il avait dépassé ce stade et en remerciait le Ciel, ça avait déjà été bien trop loin.

De toute façon, la réaction de Feargus, son expression, son attitude, tout laissait à penser qu’il n’était pas capable d’en comprendre plus, pas capable d’en entendre plus. Donc, Edan l’avait laissé, tout aussi incapable de se donner plus que ça. Mais par acquis de conscience, il avait quand même laissé un post-it sur le comptoir de la cuisine, laissant ses coordonnées, nom, adresse, numéro de téléphone et un rapide mode d’emploi du téléphone fixe qu’il trouverait dans le salon au besoin juste avant de partir.

Et il avait eu besoin de souffle, beaucoup de souffle, même si entre temps il avait eu d’autres soucis à gérer, d’autres personnes qui avaient besoin de trouver leurs voies, Darren McKay, Micey Sorensen dont le cas était un peu similaire, entre autres…Mais aucun ne lui avaient autant fait perdre son sang-froid que Feargus et Edan ne parvenait pas à faire la part des choses, était-ce de sa faute à lui ? Qu’avait-il fait pour mériter autant de t…De ? C’était trop tôt pour le dire. En fait, Edan espérait ne plus jamais voir leur chemin se croiser de nouveau pour qu’il n’ait pas du tout à réfléchir, voir répondre à la question.
Donc, il avait passé ces deux semaines à soigner ses plaies, prenant de la distance avec le monde, n’apparaissant en public que lors des deux offices hebdomadaires et il avait attendu.

Mais quand même, il ne l’expliquait pas.

Et il tournait en rond. Edan était du genre actif, il aimait sortir, il aimait rencontrer du monde, il aimait la vie, simplement, il avait toujours été plutôt heureux. Et pourtant, là, il ne faisait que faire des allées retour dans sa maison trop grande depuis le départ de ses frères et sœurs, puis le placement de son père en maison de retraite. Et il avait tout essayé de ses activités habituelles pour se changer les idées. Il aimait lire, il adorait cuisiner, il faisait un peu de sport quotidiennement…Et pourtant, pas là, frappé au cœur comme par une insidieuse dépression.

Et Il l’avait frappé de nouveau. Trop de laisser aller. Il devait reprendre sa vie en main à partir de maintenant, tout était en train de lui échapper et ça n’allait plus pouvoir durer ou il perdrait tout ce qui lui restait et c’était hors de question.

Du moins, c’est ce qu’il songeait alors qu’il faisait chauffer l’eau pour le thé dans la cuisine, observant la pluie qui, malgré le mois de juillet, venait s'écraser sur les carreaux de la fenêtre…Et bien sûr, c’est à ce moment-là qu’on sonna à la porte, brisant ses espoirs de passer une matinée plus tranquille. Au moins, il était habillé et impeccable !
Donc, tasse à la main, il se dépêcha dans l’entrée pour ouvrir la porte et se dire, en voyant qui se tenait là, qu’On avait probablement envie de le voir résister à beaucoup de choses aujourd’hui.

Son corps ne dormait plus.

Tout ne ressemblait plus qu'à une copie, d'une copie, d'une copie. Perdu dans une vaste étendue sans fin, s'étendant à perte de vue, vertigineuse. Jusqu'à ce qu'il ne se dissipe, il ne s'était pas rendu compte à quel point la présence du brouillard tout autour de lui avait ce on ne sait quoi de réconfortant ; une présence éthérée sans cesse blottie contre lui.
Contre toute attente, il lui manquait. Heureux sont les ignorants.

Il n'avait pas lutté, peut-être pour la première fois de sa vie n'avait-il même pas cherché à se souvenir, lui pour qui la mémoire était tout, mais personne ne peut se dérober si longtemps à la brutalité de la réalité.
C'était là, devant lui, sans filtre. Qu'il cherche à s'en dérober ou à l'affronter, elle ne lui laissait aucun répit. Tapie derrière la moindre de ses pensées, elle avait traqué sa proie, patiente, puis bondit dès qu'elle sentit le moment propice arrivé.

Ça l'avait frappé fort, là, en plein cœur, l'avait déchiré en deux d'un violent coup de griffe et il en aurait hurlé, ô qu’il aurait hurlé, s’il lui restait encore le moindre souffle. Elle rugissait suffisamment pour deux, le narguant d’un sourire vicieux maintenant qu’elle n’avait plus à se dissimuler dans l’ombre.

Tout était revenu d’un bloc. Son frère, ce simulacre d’enterrement sans le moindre corps à pleurer, les clameurs de la radio, les murmures inquiets qui avaient remplacé l’ambiance bonne enfant du cabaret, ses propres correspondances avec sa sœur, et puis le bruit, le bruit, la boue… Il avait gardé les yeux ouverts, incapable de bouger le moindre muscle. Avait continué de voir la terreur et le désespoir tout autour de lui bien après qu’il soit tombé, ne savait même plus si la souffrance était celle de son corps ou une douleur fantôme qu’il traînerait avec lui pour l’éternité.

Heure de la mort : Inconnue.
Cause de la mort : Multiple.

Il lui semblait que sa dernière pensée était allée à sa sœur et son frère, espérant qu’ils soient toujours saufs à Fittie, épargnés dans leur petit village de pêcheurs ; les gouttes noires sur ses missives leur seule connaissance des horreurs en cours.
A moins qu’elle ne fût pour Feargus.


Il était resté anesthésié, prisonnier de son pas-propre corps, enchaîné à ses annales mentales. Combien de temps ? Secondes, heures, jours, mois ?
L’univers aurait pu s’éteindre qu’il ne s’en serait pas rendu compte.


Il avait presque eu du répit avant ça. Les bénévoles et autres officiels l’avaient bien entouré, épaulé du mieux qu’ils le pouvaient, malgré sa réticence à s’intéresser à ce monde nouveau -ç’aurait été lui donner trop de crédit. C’aurait été admettre que tout ceci était bien réel. Sans doute la chose la plus compliquée tant que…
Il avait toutefois montré un intérêt au moins courtois aux diverses révolutions technologiques qu’on lui avait présenté, bien qu’avec tous les efforts du monde il ne comprenait toujours ni leur fonctionnement ni leur utilité, avant de se contenter d’étudier la carte papier de Northwich. Ce n’était certes pas grand-chose, mais cela faisait partie de ces rares choses à ne pas avoir changé -du moins pas de manière significative.
Retenir le nom de chaque rue, chaque ruelle, jusqu’au moindre cul-de-sac, lui avait semblé être la chose la plus importante à faire alors.

Ce fut peut-être sa salvation, lorsque ses jambes lasses de trop d’immobilisme décidèrent sans attendre le moindre accord de le conduire hors de la maison d’Angus ; la mémoire musculaire n’oubliant pas cette fois de récupérer lunettes de soleil et clefs. Il avait erré visiblement sans but, seul fou à oser braver la pluie estivale. Son genou protestait à chaque pas, ses lunettes (plutôt inutiles pour le temps) plus proches d’œillères tant les gouttes se battaient pour la moindre place inoccupée, ses vieilles articulations périodiquement parcourues de frissons, les cheveux collants sa peau.
Une fois encore, ce fut presque un miracle qu’il ne se fasse pas renverser.

Puis il s’arrêta devant une maison ; reprenant lentement conscience du monde. Il n’avait pas besoin de chercher une plaque pour savoir dans quelle rue il se trouvait, il le savait, voilà tout. Le numéro inscrit sur la devanture était toutes les confirmations dont il avait besoin.

Il lui fallut cependant un long moment avant de se résoudre à s’annoncer. Pourquoi faire ? Pourquoi aller le voir, lui, entre tous ? Il appuya sur la sonnette. Et attendit. Just assez longtemps pour se demander si, finalement, il n’allait pas faire demi-tour… Et la porte s’ouvrit. Edan. L’air confus, gêné de le revoir ? Il n’avait pas de lunettes cette fois.

Dans le silence qui s’en suivit, le revenant eut la présence d’esprit de retirer ses propres lunettes, ses cheveux en profitant immédiatement pour se coller à ses paupières. Qu’il devait avoir l’air piteux, les cheveux et la barbe mal entretenus (définitivement plus longs que le jour de leur rencontre), glacé jusqu’aux os, les yeux creusés de cernes indélicatement mêlés aux rides.

« Je me souviens… » Lâcha-t-il étranglé, des sanglots dans la voix.

Je sais, je sais, je l’ai déjà faite, mais…:

« Je me souviens… »

Si avant ça, Edan avait vraiment, mais vraiment été tenté de refermer la porte, feignant n’importe quoi pour ne pas avoir à regarder Angus, Feargus dans son corps, dans les yeux. Cette fois rien ne les séparait vraiment, pas de table, pas de lunettes, pas de voile, rien, juste leur douleur qui éclatait au visage de l’autre.

Et Edan avait de la compassion, beaucoup de compassion, c’est ce qui retenait la rage la plupart du temps. Donc, toujours sans le toucher, c’est un détail qu’il avait retenu, il l’enjoignit à entrer d’un signe de tête vif.
« Viens avec-moi. » Ordonna-t-il cependant en refermant la porte derrière lui dès qu’il eut franchi le seuil. Il se détourna, franchissant quatre à quatre les marches qui menait à l’étage et à la salle de bain pour y abandonner Feargus quelques instant le temps pour lui de rejoindre sa chambre et trouver des vêtements propres et surtout secs qui lui iraient peut-être un tout petit peu trop large mais seraient au moins ajustés en hauteur.

Son premier réflexe, histoire de gérer quelque chose qu’il savait gérer, fut de prendre soin physiquement de Feargus, d’autant qu’il tenait à son enveloppe et qu’il semblait prêt à mourir…D’à peu près tous les manques dont pouvait souffrir un corps humain. Il...Oui, il verrait après pour gérer l’aspect mental.
Pour cela, il passa en pilote automatique, c’était une habitude de veiller sur les autres. Deux enjambées plus tard, il était arrivé à la hauteur de Feargus et posait une serviette moelleuse sur ses épaules.

« Sèche-toi, tu vas attraper froid… » Indiqua-t-il, presque avec lassitude. « Change-toi, prends le temps qu’il te faut, et rejoins-moi en bas quand tu te sentiras prêt. »

Il disparut ensuite, refermant la porte derrière lui. Puis il redescendit et, une fois hors de portée d’oreille et de vue, relâcha un profond soupir en s’appuyant un instant contre le mur de la cage d’escalier, les yeux fermés devant lesquels il passa une main fatiguée.

C’est là qu’il réalisa la profonde inquiétude qu’il commençait à ressentir et, surtout, sa forte envie d’aider, quoi qu’il arrive. Peut-être que c’était le destin et que, maintenant, ils étaient liés.

Quoi qu’il en soit, il se redressa, et se passa de nouveau une main sur le visage, plus déterminé à présent, et il jeta un coup d’œil en haut de l’escalier, bien qu’il ne puisse évidemment pas voir ce qu’il se passait de la salle de bain en regardant d’ici. Il reprit sa route vers la cuisine pour préparer une nouvelle théière et surtout, un bon petit déjeuner. Feargus avait besoin de reprendre des forces, de se reconstruire et ça passait avant tout par le physique, ensuite, ils pourraient envisager d’avoir une vraie conversation, pour qu’Edan puisse comprendre et que Feargus puisse se soigner.

Feargus avait réagi immédiatement à l'injonction d'Edan, peut-être plus content de quitter un univers de pluie qu'il ne le réalisait, ou alors par quelque réminiscence de sa dernière année de vie à suivre ordres sur ordres…
Puis il l'avait suivi timidement, ayant des difficultés à imprimer en lui les images qu'il voyait mais laissant toutefois traîner un œil curieux sur ces nouveaux environs. La maison dégageait une sensation d'intimité que ne pourrait jamais effleurer toutes les photos encadrées d'Angus, plus intimiste oui, aux couleurs bien plus chaleureuses. Il accueillit le son de l'escalier grinçant sous ses pieds avec plaisir, se souvenant du bruit de ceux qui menaient jusqu’à sa pauvre chambre.
Dire qu’il avait besoin de tout le réconfort possible eut été un euphémisme.

La salle de bain, quoique moins grandiloquente que la seule qu’il connaisse jusque-là, ne manqua pas de le surprendre. Qui aurait cru que, dans tout cet univers d’inconnus, c’était ce qui le marquerait le plus -et surtout en premier ?
Il ne manqua pas de sursauter lorsqu’il sentit les doigts du prêtre sur ses épaules, une présence trop tangible qui eut au moins l’avantage de le tirer de ses réflexions, mais il disparut assez vite de la pièce pour que Feargus n’ait pas le loisir de se focaliser sur le contact plus que nécessaire.

Il lui fallut un long moment, bien plus que nécessaire, avant de rouvrir la porte. C’en était presque idiot ; de gestes aussi mondains, aussi naturels que se sécher et s’habiller, il lui fallut pourtant leur porter sa plus grande attention. Le moindre instant d’égarement et son geste se figeait, nécessitant ensuite quelques secondes pour se souvenir où il était et ce qu’il était en train de faire.
Mais, au final, des vêtements propres (et surtout, secs) ne furent pas du luxe -quoi qu’on eût dit un enfant empruntant ceux de son père.

Lorsqu’il rejoint Edan dans la cuisine, lentement, comme s’il marchait sur un nuage prêt à s’ouvrir sous lui au moindre instant, son corps réagit à l’odeur de nourriture avec plaisir, découvrant (une fois encore) une sensation de faim dont il n’avait jamais pris conscience.

Toujours en silence, la serviette humide à la main, il se positionna à la chaise la plus éloignée du plan de travail où se trouvait alors l’autre homme.

« Hem… Merci… Je ne savais pas où la mettre… »

Edan le débarrassa et l’enjoignit à s’asseoir, ce que fit Feargus. A dire vrai, il n’était pas certain que son corps puisse le soutenir beaucoup plus longtemps. Qu’il tienne toujours debout dans son état tenait plutôt de l’exploit.
Ils restèrent ainsi en silence quelques minutes encore, le prêtre affairé aux fourreaux, le revenant à nouveau perdu dans ses pensées. C’était si différent de leur dernière rencontre ; s’il avait toujours des centaines de questions les rôles étaient en quelque sorte inversés. Edan aurait très bien été dans son droit de le pousser à en dire plus, chercher à comprendre ce qu’il avait bien découvert qui le mette dans un état pareil, et d’une certaine façon Feargus était tout à fait disposer à entamer lui-même la conversation.

Le problème était qu’il ne savait pas comment. Que dire, par quoi commencer, comment expliquer une chose pareille ? Peut-être pour la première fois de sa vie, il n’était pas sûr de pouvoir mettre des mots dessus.

Une assiette posée devant lui le ramena une fois encore à la réalité, tandis que son logeur prenait place face à lui. Il parvenait à se rendre à la fois ouvert, à l’écoute, et pourtant pressant d’une certaine façon, sans que jamais le revenant ne considère ça comme une quelconque forme d’agressivité. Il en était quelque peu impressionné, et se rappela que c’était exactement ce qu’il avait ressenti chaque fois qu’il avait échangé quelques mots avec le prêtre de son village. Pendant un moment, souriant presque pour lui-même à l’idée, il se demanda qui de la vocation ou du caractère de l’individu induisait une telle aura.

Il joua avec sa fourchette, puis soupira finalement, vaincu. Son corps avait beau lui hurler de profiter du plat fumant devant lui, il n’arrivait pas à s’y résoudre. Il fallait que ça sorte avant qu’il puisse ingurgiter quoi que ce soit.
Eh bien, quand il faut y aller… Feargus s’accrocha à tout le courage qu’il parvint à convier, les yeux rivés dans son porridge.

« C’était à la guerre. » Lâcha-t-il d’un seul souffle, sentant ses entrailles se tordre au souvenir même s’il lui sembla que soudainement on venait de lui retirer tout le poids du monde des épaules. « Mon frère y est mort avant moi… Et je ne sais même plus pourquoi je me suis décidé à m’engager. » Il rit, plus une brusque expiration qu’un vrai pouffement, et c’était peut-être le son le plus triste qu’il ait jamais fait. Après quoi il prit une profonde inspiration, tentant de maîtriser sa gorge serrée, baladant son regard dans toute la cuisine sauf sur Edan. « Je crois que j’ai pris la décision le jour de son enterrement. Quand je suis reparti de Fittie, alors que Moïra et Monty me suppliaient de rester. » Il prit une autre pause, le temps pour sa voix de reprendre un peu de vigueur. « Il y avait des affiches plein les rues. Ils cherchaient, tout le temps. » Ah, il s’était remis à trembler. Il ne pouvait pas incriminer le froid cette fois. « Il n’y avait même pas de corps… Aucun, jamais… Je crois que c’était ça, le pire. » Une autre inspiration, la lèvre chevrotante. « Alors je suis allé m’enrôler, moi aussi. »

« Et je… Je… » Il se mordit les lèvres, les yeux brillants, respirant fort. « J’y suis mort. » Finit-il en fixant enfin son regard sur Edan.

Ca y est. C’était dit. Plus de retour en arrière maintenant.

À son grand soulagement, Feargus obéit. Peut-être avait-il réalisé que c’était sa seule chance de survie, peut-être était-il simplement, comme lui, en pilote automatique. Toujours est-il qu’en le rejoignant dans la cuisine, le remerciant pour la serviette, il lui sembla plus disposé. Edan vint donc vers lui pour le débarrasser.
« Assieds-toi, je termine de cuisiner et je suis à toi. » Reprit-il d’un ton plus doux que celui emprunté jusqu’à présent, maintenant qu’il n’y avait plus d’urgence. « Ensuite, tu me raconteras. »

Et, encore une fois, il se détourna, préparant ce dont il aurait besoin et réalisant que se tenir occupé lui permettait de tenir tout court en la présence de ce Feargus épuisé, ce Feargus affamé et surtout, ce Feargus traumatisé. Mais il ne pouvait pas se tenir dos à lui indéfiniment, et il dut se résoudre à lui faire face après avoir posé l’assiette fumante devant lui. Puis il se plaça en face, remplissant les tasses de thé et tirant la sienne vers lui, y enroulant les mains comme pour se réchauffer jusqu’à l’âme. À partir de là, il lâcha du leste, essayant autant que possible de revenir à un état à peu près naturel, avenant et, surtout, d’arrêter de tout contrôler, la dernière chose qu’il voulait étant de passer pour un psychiatre aseptisé.

Pendant un instant, il crut qu’il devrait en demander davantage, Feargus se contentant de jouer avec sa fourchette dans la nourriture, qu’il ne mangeait pas par ailleurs, agaçant le prêtre.
Mais, soudain, un soupir, et il commença à se confier.
La guerre ?
Sa famille ?
Le chaos ?
L’enrôlement ?
« Un autre cheval sortit : il était rouge feu. Son cavalier reçut le pouvoir de bannir la paix de la terre pour que les hommes s'entretuent, et une grande épée lui fut donnée. »

Peut-être qu’il l’avait, sa réponse, au fond. Et pourtant, ça soulevait tant d’autre questions. La guerre ? Dans quelles circonstances Feargus avait passé 80 ans à errer dans le purgatoire ? Pourquoi était-il revenu maintenant ?
Et au-delà des questions vint la douleur qu’Edan sentit poindre dans sa poitrine. Même la compassion n’expliquait pas tout, mais il avait mal. Mal pour lui, à cause de lui ? Dur à déterminer, mais il pencha légèrement la tête en avant contre laquelle il passa la main, avant de reporter son regard sur Feargus qui, à l’instar d’un bombardier, lâchait sa dernière bombe dans le champ de ruines du mental d’Edan.

« Et je… Je…J’y suis mort. »
Et la mort, bien sûr. Froide, violente, sans pitié, la guerre lui avait arraché la vie, le corps aussi, il n’en restait sûrement rien, nul besoin de se demander ce qu’il était advenu de son esprit. Et que dire ? Qu’expliquer ? Il n’y comprenait lui-même rien du tout, et pourtant, il était sincère, mais complètement court-circuité. Alors il se lança à mi-voix.

« Je suis désolé…Je ne peux pas imaginer par quoi tu es passé… » Échappa-t-il. Ça ne valait pas grand-chose, mais il se permit d’ajouter : « Cette période sombre est trop loin derrière nous maintenant, mais certains souffrent encore des mauvaises décisions du troisième Reich dans les années 40…»

Ces révélations faites, il se sentait vidé mais serein à la fois. Une forme nouvelle de plénitude l'accompagnait, comme un grief secrètement porté pendant trop longtemps dont on décide enfin de se détacher.
Il ne se sentait pas exactement bien, non, mais… mieux, d'une certaine façon. Quoique la gorge toujours serrée et les yeux rougis, il savait que c'était une étape importante qu'il venait de passer ; peut-être même la plus importante. Difficile, ça, il ne savait pas encore.

Il ne s'attendait pas à ce que les mots d'Edan l'apaisent ni même qu'il le rassure, avoir une réponse était presque accessoire, anecdotique, à ce niveau-là. Pour l'instant, il se sentait simplement content d'avoir une présence à ses côtés.

Ou peut-être que sa réponse était importante, tout compte fait. C'eût presque été un électrochoc, et il ravala ses larmes tant bien que mal. De quoi est-ce qu'il lui parlait ? Qu’est-ce qu’il racontait ? Feargus le dévisagea, les yeux plissés, un peu plus droit sur sa chaise. Quoi, les années 40 ? Quoi, le Troisième Reich ? Comment ça, Troisième ?

« Edan ? » Ce n’était pas vraiment une demande, le ton trop autoritaire pour ça, cherchant ses yeux pour continuer d’y scruter la moindre émotion qui puisse le trahir.

Qu’est-ce qu’il lui manquait encore, pourquoi est-ce qu’il n’avait pas immédiatement compris ? Il voulait bien que des décennies -bon Dieu, un siècle, c’était trop- se soient écoulées, mais de son époque déjà on savait que la Grande Guerre n’avait rien à voir avec tous les conflits qu’ils avaient pu connaître jusque lors.
La suite fut presque aussi compliquée à verbaliser, mais il fallait qu’il sache quel savoir important il lui manquait encore. Il poursuivit, le ton toujours aussi affirmatif mais pesant chacun de ses mots, légèrement penché sur la table :

« Quel Troisième Reich ? Qu’est-ce qu’il s’est passé dans les années 40 ? »

Edan ne s’était pas attendu à apaiser Feargus rien qu’avec cette phrase, il voulait juste montrer sa présence et sa compassion…

Mais ça…

Entendre son nom, prononcé pour la première fois par Feargus dans la bouche d’Angus, mais surtout sur ce ton le rendit extrêmement confus et il se tut, un sourcil haussé en une expression mal assurée.
« Feargus… ? » Souffla-t-il en réponse, plus pour souligner son inquiétude directe que pour attirer son attention.

Pourquoi à chaque fois qu’il ouvrait la bouche il rendait la situation encore plus confuse ? Le revenant semblait de nouveau perdu entre deux mondes, les méninges tournant à plein régime pour essayer de tout démêler et, alors qu’Edan s’apprêtait à demander si tout allait bien, c’est Feargus qui le court-circuita avec ses deux prochaines questions.

De quoi il parlait ? Mais ne venait-il pas de dire que…

« Eh bien…Des années 1939 à 1945, dates de la guerre ?...La seconde… ? » Il s’interrompit brusquement, autant de stupeur que de choc. Il venait de réaliser…Feargus avait annoncé être mort à la guerre…Il ne pouvait pas ignorer les dates du conflit…Il ne pouvait pas ignorer les raisons de celui-ci…Donc…
« C’est bien de cette guerre dont tu parlais, tu as dit La guerre…À moins que… »

Oui. À moins que.

La seconde guerre mondiale était encore dans tous les esprits, un conflit marquant, sanglant, inoubliable…Mais pas isolé…Parler de la seconde, sous entendait que…

« Tu parlais de 1914… » Laissa-t-il échapper comme s’il venait juste de se dissocier de son corps qui avait continuer à vivre et parler sans son esprit.

Mais il devait poursuivre, il devait lui en dire plus maintenant qu’il avait commencé, il ne pouvait simplement plus reculer, abandonner et le laisser là, seul, avec encore et toujours plus de questions à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Il se força à regagner son corps à avoir les idées claires et stables pour poursuivre :
« La Grande Guerre s’est achevée en 1918…Mais en 1933, un homme du nom d’Adolf Hitler est nommé chancelier d’Allemagne et fonde le Troisième Reich à la suite de celui qui fut aboli en 1918…Deux ans plus tard la France entre de nouveau en conflit avec l’Allemagne et les autres nations ne tardent pas à suivre…Aujourd’hui, ça reste encore le conflit le plus sanglant de notre histoire… »

Tout sentimentalisme oublié, le visage de Feargus passa à peu près par tous les stades de décomposition. Blafard, colère, déni, incompréhension… même lui aurait bien été incapable de dire quelle émotion prenait le pas sur les autres, tant elles se tiraient la bourre.

La seconde. La seconde. QUELLE SECONDE ? Pourquoi les dates ne collaient pas ?!
Non, non, non, il refusait d'admettre l'évidence. Ça y est, c'était trop, à nouveau trop. Ça faisait longtemps, tiens.

Il secoua la tête de gauche à droite, ne quittant pas Edan des yeux, mais lui faisant comprendre que, Non, ce n’était définitivement pas de ça dont il avait parlé.

« Tu parlais de 1914… »

« Evidemment que je parlais de 1914 ! » Renchérit-il immédiatement, hystérique, la voix partant dans les aiguës sous le coup de l’émotion.

C’était encore si frais pour lui, si proche, les tranchées n’avaient pas eu le temps de ne devenir qu’un mauvais souvenir. Si évident. De quoi aurait-il pu parler d’autre ? Il sentait encore la boue incrustée dans ses vêtements, sa peau, ses cheveux, entendait encore le bruit des échanges de tirs incessants, voyait sa propre terreur reflétée dans le regard de ses confrères. Comment aurait-il pu parler d’autre chose ?

Il tenta de ne pas interrompre le prêtre tandis qu’il lui expliquait de quoi, lui, parlait, mais à un moment de son discours il dût lâcher sa fourchette comme si le fer était soudainement devenu brûlant. Il s’était remis à trembler, et à plusieurs reprises le métal s’était cogné contre la faïence de l’assiette ; le bruit suffisant pour l’agacer plus encore.
A la fin, il se leva d’un mouvement brusque, les pieds de la chaise raclant le sol de la cuisine, et commença à y faire les cent pas, oscillant entre rire nerveux et consternation. C’était à son tour de ne savoir que dire. Qu’est-ce qu’il pouvait bien répondre à ça ? Il avait connu l’Enfer, et même pas une génération plus tard ils s’y étaient replongés. C’était impensable. Comment quiconque avait vécu ça aurait pu vouloir le reproduire en… En pire ?!

Il se força à s’arrêter de déambuler, les mains posées chacune d’un côté de son nez, les yeux fermés.

« Attends. »

Respirer. Remettre ses pensées en ordre. Il rit encore nerveusement.

« Attends… »

Profonde inspiration.
Il lui tournait le dos, et fit un pas de côté pour pouvoir le voir à nouveau. Ce n’était pas le regard de quelqu’un qui vous ment. En fait, il doutait qu’on puisse inventer une absurdité pareille. Mais il avait besoin de le voir pour s’en assurer.

« Tu veux dire… » Il s’arrêta à nouveau, tentant de remettre ses pensées en ordre. De tirer la moindre chose qui puisse donner du sens à toute cette foutue histoire. « Si j’ai bien compris. » Longue expiration. Rien ne faisait sens. Rien. « On a perdu. En... 1918 ? » Il grimaça à la simple idée ; se dire qu’on a donné sa vie pour rien n’est pas exactement quelque chose de très agréable. « Et… Suite à ça, les Français ont attaqué l’Allemagne pour récupérer ce qu’ils avaient perdu ? »

C’était presque une supplique à ce stade, son dernier espoir que les mêmes folies n’avaient pas été réitérées.

« Et ils ont… encore… entraîné… tout le monde là-dedans ? »

Edan secoua la tête. Il avait essayé de se rectifier avant que Feargus ne perde trop son sang-froid, mais c’était trop tard.

« Feargus… » Tenta-t-il pour l’arrêter mais, une fois qu’il eut attrapé son attention, il réalisa qu’il ne savait pas quoi lui dire. Ses cours d’histoire remontaient un peu et, comme tout le monde, il ne connaissait que les grandes lignes. Il soupira pour se laisser un peu le temps de réfléchir.
« Assieds-toi s’il te plait…Je me suis mal exprimé, excuse-moi, je vais reprendre depuis le début, mais s’il te plait, calme toi. » Reprit-il, une main apaisante levée vers lui, très loin de le toucher puisqu’il ne s’était pas levé et Feargus parcourait la pièce.

« Les Alliés ont gagné la guerre, l’armistice a été décrétée le 11 Novembre 1918, entrainant la chute du Deuxième Reich…Cependant, cet homme, Hitler, semblait avoir de grands projets pour relever l’Allemagne, plongée dans une forte crise après la guerre…Et il y parvint, pendant un moment l’Allemagne a prospéré…Jusqu’en 1939…Les rêves de grandeur du chancelier l’ont conduit à envahir complètement la Pologne ce qui a évidemment fait réagir la France qui a senti ce qui allait se passer ensuite… » Commença-t-il par corriger.

Puis lui vint en tête absolument tout ce qui avait suivi, les déportations, les camps, l’idée même du nazisme, le judaïsme…Non, décidément, non, il n’était pas prêt à raconter tout ça, Feargus, de son coté, pas prêt à l’entendre. Il baissa la tête au fur et à mesure qu’il s’affaissait dans son siège. Comment expliquer à quelqu’un qui avait littéralement traversé les tranchés que ce qui avait suivi dans l’histoire était encore bien pire ? Que les technologies mises en place par l’Allemagne nazie les avaient surpassées de loin dans l’horreur ?
Il ne pouvait pas, et il leva la tête pour adresser une prière muette à son Seigneur, que n’importe quoi lui vienne en aide, et que ça ne se termine pas comme la dernière fois.

Après avoir fini de parler, Feargus s’était remis à faire les cent pas, complètement erratique dans la cuisine d’Edan. Ses pensées tourbillonnaient à mille à l’heure, réalisant avec horreur que, non, le plus dur des découvertes n’était pas passé. Visiblement loin de ça, même. Est-ce qu’en fait, se souvenir des circonstances de sa mort allait être la chose la plus simple qu’il aurait à faire dans sa… renaissance ? Il n’était pas sûr qu’il pourrait tenir le rythme à ce train-là.
Non, rectification : Il savait qu’il ne pourrait pas accuser de telles révélations toutes les semaines.

Sans piper mot, il accepta d’arrêter d’écumer toute la pièce une nouvelle fois, mais il lui fallut reprendre plusieurs longues respirations avant de se sentir assez calme pour rester parfaitement immobile sur un siège.
Enfin, si parfaitement immobile veut dire : hésiter entre taper nerveusement des ongles sur la table, se balancer sur le dossier de la chaise ou se prendre la tête entre les mains (et arracher quelques cheveux au passage).

Il finit par se décider à poser les coudes sur la table, les joues posées sur ses poings, le regard perdu dans son porridge toujours intouché. Il soupira, se passa les mains sur le visage, et se demanda quoi faire ensuite pour continuer à ne pas rester en place plus de trois secondes.

Que dire ?
Rien. Il était fatigué. Encore. Cet épuisement qui ne le quittait plus, se contentait simplement d’être un peu plus supportable par moments. Il était vidé, complètement asséché émotionnellement. Quelques secondes de sérénité, ce n’était pas suffisant pour compenser deux semaines de trop-plein.

« Je… Ca… Ca fait beaucoup. D’informations. C’est loin, pour toi. Mais pour moi, c’était… il y a, quoi ? Un mois, tout au plus. Je ne sais pas quoi faire de votre monde. »

Son calme n’était pas nécessairement une bonne chose, il n’avait simplement plus la force de faire autrement. Plus que jamais, il avait pleine conscience de n’avoir strictement rien à faire ici, perdu dans un monde qui ne lui appartiendrait sûrement jamais. Pourquoi s’était-il réincarné ? Ce monde n’avait pas besoin de lui, après tout. Il doutait être prêt à vivre une seconde vie ainsi… hors du temps.

Il réalisa soudain qu’il s’était mis à manger, mâchant lentement de petites portions de porridge. Il n’aurait même pas cru être capable de se nourrir après ces nouvelles vagues d’émotion, mais visiblement son corps avait choisi pour lui.

« Je…Je sais, c’était trop, je suis désolé, j’aurais dû… » Commença Edan avant de froncer les sourcils. Il s’apprêtait à dire "savoir"…Mais comment aurait-il pu savoir exactement ? Il n’aurait jamais imaginé rencontrer un contemporain de la seconde guerre mondiale qui ne soit pas une personne extrêmement âgée et, à sa connaissance du moins car il se souvenait d’un article de journal qui l’avait marqué, le dernier vétéran de la première guerre mondiale était une femme de la Women’s Royal Air Force, Florence Green, décédée à l’âge de 110 ans.

Rencontrer un esprit était déjà perturbant, même le plus commun d’entre eux, mais là, ça dépassait l’entendement et Edan manqua d’idée de réaction alors qu’une fois encore il usait son front et la paume de sa main en la passant dessus, ramenant ses cheveux en arrière.

Il savait qu’il avait fait exploser une nouvelle bombe dans l’esprit de Feargus, et, le voyant manger comme il le faisait, compris rapidement que ce n’était plus vraiment conscient comme action, ce qui lui donna un nouvel axe de réflexion, une nouvelle piste à explorer, quelque chose qu’il maitrisait et dont il pouvait réellement s’occuper : l’état de santé du Revenant.

« Écoute…Tu es épuisé et affamé…Reste ici, laisse-moi prendre soin de toi, et lorsque tu te sentiras mieux, on pourra tout réaborder, tout ce que ce que tu voudras et laisser de côté ce qui est inutile. » Tempéra-t-il, aussi paisible que pouvait l’être son esprit…C'est-à-dire à peu près autant que la météo à l’extérieur.

Il se tut, à la recherche d’une force supérieure, le regard perdu dans le vague. Humanité, compassion, pitié, pardon, effort, éthique, persistance, n’importe quoi, et finalement pourquoi pas un savant mélange de tout ça, pour éviter la panique, pour éviter l’enlisement, pour éviter la paresse…

« Laisse-moi prendre soin de toi… »

Feargus continua de manger lentement, à petites bouchées, n’osant plus croiser le regard du prêtre. Il essayait de toutes ses forces de se satisfaire du peu de réconfort qu’aurait dû lui apporter de retrouver une telle sensation, mais rien n’y faisait. Perdu dans ses pensées, méditant aux nouvelles choses qu’on venait de lui apprendre. C’était difficile à concevoir et presque impossible à envisager comme une réalité. Non pas qu’il douta de la parole d’Edan, non. Mais… Entre entendre et écouter, il y a une marge. Le revenant était perdu dans celle-ci.

Il hocha tranquillement la tête à la proposition, se doutant qu’il était censé réagir d’une quelconque façon à ce qu’on venait de lui dire mais étant en fait incapable de savoir ce qu’il venait d’accepter. Le ton employé attendait une réponse, il en avait donné une. Voilà tout.

« Laisse-moi prendre soin de toi… »

Ca, il l’entendit et, sans lever les yeux de son assiette, interrompit son mouvement. Encore perdu dans ses réflexions, les sourcils froncés. De quelle façon ? Et surtout, pourquoi ? Il ne se souvenait pas que sa mère ou sa femme n’eut jamais employé un tel ton à son égard. Sa sœur, sûrement, il ne parvenait pas à se remémorer une fois en particulier mais elle avait toujours tant eu à cœur d’aider les autres…
Il se décida finalement à redresser le regard et se crut pour un très bref instant de retour à Fittie ; attablé avec ses frères et sœurs après une dure journée de labeur. Une époque où tout était encore simple. C’est peut-être ce qui le poussa à hocher une nouvelle fois la tête, précautionneusement, comme s’il s’apprêtait à accepter quelque chose d’immensément dangereux.

Et, enfin, une délivrance bienvenue lorsque Feargus accepta sa proposition.

Ce n’était pas grand-chose mais, au moins, ça signifiait qu’Edan pourrait se concentrer sur autre chose que son propre mal-être. Il se mit donc à réfléchir à la marche à suivre, se perdant dans ses pensées pendant que Feargus finissait de manger. A bien y réfléchir, ce n’était pas du tout une bonne idée, ce qui lui venait en tête, mais il n’osait pas non plus le relâcher dans la nature, à ce rythme-là, n’importe quoi aurait pu le tuer et, pour une raison plus insidieuse, il ne voulait pas vraiment le quitter des yeux.

Il n’ajouta rien pendant le maigre repas du Revenant, car le corps avait l’air d’avoir décidé de prendre le contrôle pour assurer les besoins vitaux et Edan ne voulait pas risquer de perturber l’esprit de nouveau, mais il profita de ce temps salvateur pour savourer un instant de silence sans pour autant être seul avec lui-même. Ce n’était pas arrivé depuis un long moment et, curieusement, malgré toutes les douleurs et tous les doutes qu’il avait engendré, la présence de Feargus commençait à être bienfaisante pour lui, comme s’il l’apaisait d’une certaine façon, comme si, finalement, il était normal qu’il soit là, si près de lui. C’est une fois le repas terminé qu’il s’activa, se redressant pour mettre la vaisselle, dont il s’occuperait plus tard, dans l’évier.

« Viens avec moi, je vais te préparer une chambre. » Reprit-il ensuite, doucement, et presque surpris d’entendre sa propre voix brisant le silence, alors qu’il se détournait pour guider Feargus dans la maison.
En terme de superficie, celle-ci ressemblait à celle d’Angus, bien qu’elle comporte une chambre de plus, l’espace nuit à l’étage, les pièces de vie au rez-de-chaussée. Cependant, leur style n’avait rien à voir. La maison d’Angus était plus moderne, à la pointe de ce qui se faisait aujourd’hui en terme d’architecture et de style là ou celle d’Edan semblait plus traditionnelle, découpée différemment, chaque pièce ayant une fonction plutôt que de grands espaces de vie complètement ouverts et plus aseptisés. De son côté, le prêtre avait tendance à trouver les petits espaces et la décoration rustique bien plus chaleureuse. Il savait bien que la chaleur venait d’une autre époque, mais sa mélancolie l’empêchait de modifier et moderniser la maison dans laquelle il avait grandi.

Mais il ne prit pas le temps de faire visiter l’espace à Feargus, traversant rapidement la cuisine pour rejoindre le couloir de l’entrée puis gravir l’escalier de bois. Après quoi, il ouvrit une des portes de l’étage, donnant sur une chambre sobre comportant un grand lit dans un cadre de bois massif et une grande penderie munie d’une glace.

« C’était la chambre de ma grande sœur, Mary…C’était plus personnel avant, mais ça commence à faire un long moment qu’elle a quitté le nid, donc… » Il s’interrompit, les sourcils légèrement froncé. « Oublie ça…Je ne vois pas pourquoi je te raconte ma vie comme ça…Bref, tu peux rester ici tant que tu veux, les draps sont propres, et tu as besoin de dormir pour digérer tout ça…Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serais en bas. » Se reprit-il ensuite, peut-être un peu gauche, comme s’il n’avait pas l’habitude ni de recevoir, ni de prendre soin de quelqu’un, ce qui était tout le contraire. Mais Feargus le troublait, il ne pouvait pas le nier. Et il espérait surtout que tout irait bien pour lui.

Feargus avait docilement suivi Edan jusqu’à l’étage de la maison. Il n’enregistrait plus grand-chose de ce qu’il se passait, de la nouvelle sensation de satiété à l’apparence de sa maison. Il ne songeait plus qu’à glisser dans les abîmes de l’oubli afin de laisser toutes ces nouvelles… choses derrière lui le plus longtemps possible.
Son corps avait un besoin vital de repos et son esprit aussi. Il s’était bien trop usé en souvenirs et remembrances.

La situation aurait sûrement dû le troubler, voire lui déplaire, mais même cette idée ne lui vint pas en tête. Après tout, cela faisait deux semaines qu’il avait la sensation de s’imposer dans le quotidien d’un parfait étranger, le prêtre était ce qu’il lui restait désormais de plus proche d’une connaissance. Exploser comme il l’avait fait par deux fois en sa présence devait bien signifier qu’ils avaient passé ce pas maintenant.

Il ne sortit de sa stase qu’alors que son hôte s’apprêtait à prendre congés, le retenant d’un faible « Attends ». Il esquissa un mouvement dans sa direction, comme s'il avait peur qu'il s'en aille avant de l'entendre, mais le prêtre obéit à l’injonction de lui-même et Feargus se sentit aussi gêné qu’un enfant pris sur le fait. Il gardait son regard fixé sur ses doigts avec lesquels il était en train de jouer nerveusement.
C’était ridicule comme souhait, le demander encore plus, mais dans les circonstances… Il sentait encore les réminiscences des cauchemars passés et, quoique plus apaisé maintenant, n’était pas sûr de pouvoir les maintenir à baie cette fois encore. Il avait désespérément besoin d’une présence rassurante pour chasser le monstre dissimulé sous son lit.

« Est-ce que… tu peux rester un peu ? S’il te plaît ? »

C’était puérile. Plus encore, il ne savait dire quand remontait la dernière fois qu’il avait positivement accueilli une présence pour le border. Mais une chose était sûre, rester seul après tout ce qu’il venait d’apprendre était la dernière chose qu’il souhaitait.

Sans un mot, Edan interrompit son mouvement, il l’avait vu du coin de l’œil amorcer un geste pour le rattraper et il ne bougea pas, il se serait laissé toucher s’il était allé jusqu’au bout.

Étonnement, il s’y attendait, et il se tourna en silence vers Feargus puis hocha doucement la tête sans emmètre de jugement.

« Très bien, je ne bouge pas d’ici… » Assura-t-il d’un ton tranquille. Et curieusement, c’était un plaisir, car bien que la situation soit totalement singulière elle lui donnait une étrange impression de normalité, et la sensation domestique de devoir prendre soin d’une autre personne était plutôt apaisante. Donc, il ouvrit les draps permettant à Feargus de se glisser dans le lit, rabattit la couverture sur lui et fit le tour pour venir s’asseoir du le bord opposé du matelas, au niveau des pieds.

Et le silence s’installa. D’un côté, Edan savait qu’il devait laisser Feargus trouver le sommeil, et en même temps, il ressentait une certaine gêne à attendre, là, sans rien dire, à observer un homme qu’il ne connaissait pas en train de s’endormir…Et, avant même de s’en rendre compte, il recommença à parler, d’une voix tranquille, douce et lente.

« Le Seigneur Esprit planait sur les eaux mouvantes de la première création. La Parole de Dieu parla fort; elle cria l’existence du monde comme un grand tourbillon lancé dans les espaces infinis. Mais l’Esprit planait, déposait son ombre, pour que l’ordre se fasse et que la vie surgisse. Le Seigneur Esprit a toujours travaillé dans l’ombre. Il est la patience de Dieu. Il est le mouvement inlassable de Dieu qui met de l’ordre dans les affaires du monde. » C’était un conte, tiré directement de la Bible, qu’il gardait en général pour les enfants qui assistaient au cours de catéchisme, mais qui lui parlait d’une certaine manière. « Aussi, après avoir longtemps laissé le monde s’organiser sous l’impulsion du souffle originel, et lorsque les temps furent bons, le Seigneur Esprit insuffla dans la matière ennoblie le souffle de l’être humain. Et il continua d’accompagner cette gent qui croissait en dispersion. Ce fut un long temps de croissance muette ou colérique, selon les cas, auquel l’Esprit demeura toujours attentif. Il était le souffle de vie qui creuse son chemin pour croître à l’encontre des blessures, des désertions et de la mort. Écoutez la très belle page de Jean d’Ormesson, “En l’honneur des hommes”. Et goûtez cette lente montée des premiers humains vers l’accouchement de leur humanité. »

Un coup d’œil vers Feargus lui apprit qu’il commençait à bien se détendre et, en même temps, était attentif à ce qu’il disait, il l’écoutait. Donc, Edan reprit son récit, sans le quitter des yeux cette-fois et adaptant son timbre pour le rendre toujours plus lent, toujours plus paisible et de plus en plus faible.

« Ils marchaient. Ils vivaient. Ils venaient de très loin. Ils avaient traversé des déserts et des forêts, des montagnes et des fleuves. Beaucoup étaient morts et les autres mourraient. Mais il y avait des enfants pour continuer à vivre et pour marcher encore. Il n’y avait pas d’écriture et il n’y avait pas d’histoire. Il n’y avait guère de langage. Ils mangeaient des herbes, du miel, des fruits sauvages, des animaux qu’ils tuaient avec des flèches de pierre et des piques de bois. Si les souvenirs et la mémoire avaient pu se transmettre de génération en génération, ils auraient su d’où ils venaient et le mystère des origines en aurait été éclairé. Mais des siècles et des siècles s’étaient succédé presque sans fin. Ou plutôt: sans vrai début… » Le silence retomba à la fin de cette phrase qui s’était déjà prononcée d’un murmure. Edan se tut et pendant un instant, observa Angus…Observa Feargus…Avec pour seule compagnie sa respiration tranquille, enfin apaisée, et Edan en ressentit une profonde tendresse, comme une certaine forme d’apaisement par procuration. Il resta là un instant, officiellement pour attendre qu’il soit profondément endormi et ne pas risquer de le réveiller en sursaut, officieusement parce que ce n’était pas désagréable à regarder.

Bien sûr, il savait qu’il ne pouvait pas rester là, Feargus finirait forcément par être dérangé par sa présence et lui-même avait probablement autre chose à faire...Sans compter que…Plus il observait…

L

Longtemps. Trop longtemps. Ça faisait plus d’un quart d’heure que le revenant avait sombré, quinze longues minutes durant lesquelles Edan l’avait observé, faisant fi du reste, et ne réalisant pas vraiment ce qui était en train de se passer. Il sursauta lorsque la zone juste sous le nombril le rappela à l’ordre, la chair marquée à vif s’embrasant comme si la vieille cicatrice était à l’aube de sa vie.

Il secoua la tête. Il fallait croire qu’il venait de dépasser un nouveau stade avec Feargus, franchir un nouveau cercle, et il finirait par l’engloutir. Il aurait pu renoncer, encore une fois, résister. Mais ce n’était pas avec la fuite qu’il souhaitait résister, il devait affronter et combattre. C’est donc un peu plus sombre qu’il se redressa dans le plus grand silence, évitant avec agilité les lames de parquet qui avaient tendance à grincer, puis il serpenta jusqu’à la sortie de la chambre, ne tournant la poignée qu’à moitié, suffisamment pout déclencher la porte, pas assez pour la faire couiner, et il attrapa l’autre avant de lâcher la première, réitérant le mouvement une fois sorti de la pièce, le battant repoussé délicatement contre son cadre.

L’objectif, maintenant, était de continuer à vivre normalement malgré l’anomalie qui se trouvait dans la chambre d’amis à l’étage.

Lorsque Feargus rouvrit les yeux, l'aurore le salua de sa rassurante étreinte, la caresse du soleil naissant sur son visage l'une des choses les plus apaisantes qu'il eût jamais connu.
Il avait dormi d'un sommeil qu'aucun rêve ni cauchemar n'aurait pu troubler, et même ce bref instant d'égarement au réveil, à ne reconnaître ni la chambre ni le lit qu'il occupait, ne parvenait pas à déranger son contentement matinal. Il se sentait satisfait, profitant avec délectation de cet état si particulier où l'on n'erre plus dans le monde des songes, sans pour autant avoir encore repris pleine conscience.

Pour la première fois depuis une éternité, les choses semblaient parfaitement telles qu'elles devaient l'être. Il ne souhaitait pas rompre ce délicat équilibre, pas encore, refermant les yeux et s'enfonçant un peu plus profondément dans le matelas si confortable.

Peut-être s'était-il rendormi pour quelque instant, cependant lorsqu'il se sentit prêt à quitter le lit, le soleil était toujours timide dans le ciel et la maison parfaitement silencieuse.

Il se leva sur la pointe des pieds, avançant méticuleusement afin de repérer les lames grinçantes du parquet avant qu'elles ne fassent trop de bruit. Même s'il n'y avait pas d'horloge dans sa chambre, il se doutait que le jour était encore trop jeune pour éveiller les âmes fatiguées.
Un coup d'œil dans le couloir lui confirma que toutes les portes étaient encore fermées, et il ne douta plus qu'Edan devait encore dormir. Feargus n'était pas plus au courant de la date que de l'heure, mais même s'ils étaient jour d'office il n'imaginait pas qu'il puisse avoir lieu si tôt.

Il descendit l'escalier tout aussi précautionneusement, même s'il ne put éviter quelque bruit cette fois, jusqu'à arriver dans la cuisine. L'évier était vide. Savoir que le monde ne s'était pas arrêté de tourner pendant son repos avait quelque chose de vaguement mélancolique, mais aussi rassurant. La vie ne l'avait pas attendue, il fallait qu'il s'y fasse, alors c'était maintenant à lui de la rattraper. Aussi laborieux que cela puisse être.

Mais l'heure n'était pas à l'apitoiement, il en avait eu tout son saoul les semaines passées.
Et Feargus avait une idée en tête.

Première étape : s’accoutumer aux lieux. Il doutait toujours de l’utilité de plus de la moitié des ustensiles de la cuisine, mais certains d’entre eux ne devaient pas être si durs à utiliser, non ? D’autres, si leur apparence et les matériaux de fabrication avaient évolué, restaient sensiblement les mêmes à travers les âges -autant en profiter. Enfin, il avait une très vague idée du fonctionnement des derniers.
Il regretta pendant un instant ne pas pouvoir se reposer sur ce qu’on avait tenté de lui apprendre depuis son réveil, mais décida finalement qu’étranger ou pas ce ne devrait pas être si dur à utiliser. Une cuisine reste une cuisine, non ?

Non…

On lui avait montré. Il savait qu’on lui avait expliqué le fonctionnement d’une- Comment appelait-on ça déjà ? Le gros objet pour faire cuire ses aliments. Mais celui-ci n’avait rien à voir avec celui d’Angus ! Il ne comprenait déjà pas comment la nourriture pouvait être réchauffée sans feu, mais ici il ne parvenait pas à autre chose que lui faire sonner des "clac, clac, clac" en série. Et pas la moindre langue orangée en vue. Rien, niet, nada.
C’était bien la peine d’avoir trouvé des aliments qui lui évoquaient quelque chose s’il n’était même pas capable de préparer l’eau pour le thé.

Au force de triturer les boutons, il parvint finalement à ce que le rond noirci s’embrase, et glapit à la fois de stupeur et de joie. Bon ! Il n’était pas certain de pouvoir réitérer l’exploit (en fait, il avait essayé et confirmé que, non, il n’y parviendrait pas), alors Feargus décida de se contenter d’une chose à la fois. D’autant qu’il n’était pas sûr de l’heure à laquelle Edan se réveillerait, et l’accueillir avec un petit-déjeuner refroidi depuis plusieurs heures ne l’enchantait pas vraiment.
Autant commencer simple avec la bouilloire, il aurait toujours l’occasion de réchauffer l’eau si elle venait à refroidir d’ici-là. (Cette justification n’avait, évidemment, rien à voir avec le fait qu’il n’avait pas encore trouvé où son hôte rangeait le thé.)

Et, curieusement, vivre normalement malgré l’anomalie qui se trouvait dans la chambre d’ami à l’étage fut une tâche relativement aisée pour Edan, bien plus qu’il l’aurait cru. C’était étrange cette sensation d’être si perdu et en même temps de se savoir complet, entier en sa présence.

Sa journée fut rythmée au battement de cœur près. Entre étude pour parvenir à élucider une question qu’il se posait, alimentation sommaire histoire d’assurer ses maigres fonctions vitales et, surtout, veiller sur Feargus. Il s’infiltrait souvent dans sa chambre, à pas de loup, évitant cette foutue cinquième planche de parquet dont sa sœur s’était servi de trampoline à une époque révolue pour le faire enrager par grincement interposé, ne serait-ce que pour vérifier qu’il respirait encore, que malgré tout le corps se portait bien, c’est qu’il avait espoir.

Mais malgré tout, cette lassitude ne le quittait jamais et c’est profondément épuisé qu’il se glissa dans son lit ce soir-là, avec quand même l’appréhension irrationnelle de ne jamais le voir se réveiller, ce qui lui causa un sommeil tourmenté, entre cauchemars et semi conscience pendant une bonne partie de la nuit. Il ne s’apaisa que peu de temps avant l’aube, plongeant dans un sommeil de plomb qui allait bientôt être perturbé d’une manière qu’il n’aurait jamais imaginé.

Edan était d’un naturel rêveur, évidemment, puisqu’il croyait, aussi n’était-ce pas rare que dans ses songes il soit capable de percevoir toute sorte de sens, odeur, vision, son, sensation, goût.
Cette fois-là ne fit pas exception, une douce odeur gagna peu à peu ses narines, cette odeur rassurante qui annonçait un début de journée tranquille, un parfum qui lui rappelait beaucoup de choses entre famille heureuse et moment d’insouciance, un temps révolu où il n’avait besoin de s’occuper de rien, où il pouvait rêver en paix…Mais quelque chose clochait. En effet, Edan était peu à peu en train de reprendre conscience et avec cette conscience venait le sentiment que ce n’était pas normal, qu’il avait des choses à faire maintenant, que sa vie n’était plus si simple, et qu’au contraire cette odeur qu’il percevait toujours et même de plus en plus ne devait pas être rassurante mais ne devait pas exister et n’était pas naturelle.

Il se redressa brusquement dans son lit, immobile, le temps de pleinement retrouver contrôle de son corps et son esprit. Déjà, sa maison n’était pas en feu, alors il se laissa retomber en arrière, un bras en travers du visage et l’esprit encore plus chargé de questions que la veille. Ça sentait bon, oui, et soudain, son ventre gargouilla alors il posa une main dessus et songea avec envie que, là, peu importe d’où ça provenait, il mangerait n’importe quoi.

G

La violente et acide douleur dans son épaule le fit grimacer. C’était fréquent et de plus en plus, bientôt ça le poursuivrait dans son sommeil si ça continuait.

Soudain, un bruit plus fort que ceux qu’il percevait jusque-là le fit se lever. Il tenait la poignée de porte dans la main et s’apprêtait à l’ouvrir lorsqu’il interrompit son geste, conscient grâce à la douleur de son épaule qu’il ne pouvait pas sortir de cette pièce torse nu. Il attrapa donc son peignoir et le jeta sur ses épaules avant de s’avancer pour sortir mais de se raviser à nouveau, revenant devant le miroir pour coiffer et attacher ses cheveux. Puis, enfin, il put se précipiter dans le couloir puis dans l’escalier.

Son entrée dans la cuisine lui offrit une vision surréaliste.

Feargus était là, devant les fourneaux, à essayer tant bien que mal de préparer les aliments pour le petit déjeuner et Edan s’immobilisa devant lui, incapable de trouver du sens à la scène pourtant banale qu’il voyait.

« Est-ce que…Tout va bien… ? »

Feargus avait eu le temps de faire de multiples aller-retours entre les placards et le feu, prenant bien le temps de se familiariser avec son environnement. À force de fouiller ici et là, il était même parvenu à mettre la main sur le thé. En fait, il l'avait déjà vu pendant ses recherches mais n'avait (sans surprise) simplement pas reconnu son contenant.
Dans le même temps, l'horloge murale lui avait confirmé qu'il était encore trop tôt pour faire chauffer quoi que ce soit, alors il avait tout le temps du monde pour la préparation. En fait, il avait même eu le temps de se rendre compte que les chiffres numériques qu'il avait remarqué sur un des appareils cubiques semblaient indiquer l'heure ; puisqu'ils coïncidaient avec l'horloge. Les montres et autres horloges, il connaissait bien, ç'avait été la mode de son époque et il était même de coutume d'en offrir un aux enfants pour leur communion. Que ça ne fonctionne pas par cadran, ça, c'était une sacré nouveauté.

Ainsi, le revenant avait même trouvé le moyen d'allumer un second feu avant qu'Edan ne se réveille, les aliments et l'argenterie attendant patiemment d'être utilisés.
Ce n’était rien qui révolutionne le monde du petit-déjeuner ; du thé, du porridge, des œufs et du lard. Mais au moins les ingrédients avaient le mérite de ne pas avoir changé de forme avec les âges (même s’il lui avait fallu étudier de nombreux emballages avant de les trouver) et, surtout, d’être simples à cuisiner.
Lorsqu’il considéra l’heure suffisamment avancée pour ça, il remit la bouilloire sur le feu, avec un peu de chance le thé serait parfaitement infusé d’ici-là.

Du bruit à l'étage lui indiqua finalement que son hôte venait de se réveiller, malheureusement dans sa précipitation pour tout mettre sur le feu, le rouquin attrapa dans son mouvement un cylindre rempli de louches et autres ustensiles de cuisine, le métal se déversant sur le sol avec fracas. Feargus se dépêcha de ramasser le tout, à grand renfort de jurons, par chance il n’y avait rien de fragile qui aurait pu se casser.
Le bruit de grincements en provenance de l’escalier le pressa de tout remettre en ordre, et il venait tout juste de reprendre une allure aussi naturelle que possible devant les fourneaux lorsqu’une voix s’adressa à lui de l’entrée de la cuisine.

Il se retourna un sourire innocent aux lèvres, comme s’il ne s’était rien passé et qu’il n’avait pas non plus guetté son arrivée.

« Tout va très bien ! Installe-toi, le thé devrait avoir fini d’infuser, je finis simplement de cuire tout ça. »

Le temps de vérifier que la cuisson n’était pas encore brûlée (le porridge dans une casserole, les œufs et le lard dans une poêle), Feargus versa le thé dans deux tasses posées sur le comptoir et en posa une devant Edan.

« Tu as bien dormi ? » Embraya-t-il dos à lui, plus par politesse que réel intérêt. Il n’avait surtout pas envie d’évoquer ce qui s’était passé la veille et préférait éviter de laisser le prêtre engager le sujet. S’il fallait pour ça le laisser béat devant le sentiment de domesticité qu’évoquait cette scène, qu’il en soit ainsi.

Et ce fut le cas. Edan était totalement engourdi par cette sensation domestique qui le suivait depuis le réveil. Il en resta interdit pendant un instant, sans obéir à l’ordre lancé par Fear, juste court-circuité par Angus au milieu de sa cuisine en train de lui préparer le petit déjeuner.

Finalement il secoua la tête.

Il sauta prestement sur le tabouret le plus proche en face duquel Feargus venait de glisser la tasse de thé. Ce n’était pas son thé préféré. Mais peu importait. Il commença à le touiller d’un geste machinal, le regard encore perdu dans le vide, le temps de process. De toute façon il était de plus en plus lent au réveil au fil des années.

C’est la question de son invité forcé qui le rappela à l’ordre. Oh, il n’allait pas avouer qu’il était tourmenté et qu’il avait passé une nuit à la limite du tolérable. Les problèmes, il les gardait pour lui, il résolvait ceux des autres, pas les siens.
« Oui, bien, merci. Et…Merci pour…Tout ça. » Dit-il donc en désignant les différentes préparations qu’il avait entamées. Puis il consulta sa montre. « Et toi ? Te sens-tu en meilleure forme ? Tu as pratiquement fait le tour du cadrant. » Remarqua-t-il en renvoyant la politesse par reflexe.

« Je dois dire que je me suis un peu inquiété pour toi… » Admit-il ensuite, l’air de rien, un regard en coin en sa direction. « Pour ton état physique je veux dire. Je n’ai pas besoin de préciser le reste. »

L’assiette soudain posée devant lui d’un geste peut être un peu brusque le questionna sur son réel état de famine. Avait-il mangé hier ? Ce n’était pas des plus appétissant, le lard était entre le comestible et le charbon, pas immangeable mais pas agréable, le porridge, dans le bol à coté, un peu trop cuit de même et du reste ce n’était pas exceptionnel. Mais il n’avait jamais eu autant envie d’attaquer son petit déjeuner.
« Merci. » Répéta-t-il par politesse pure, alors qu’il prenait sa fourchette pour entamer ses œufs. Le moins qu’on puisse dire c’est que c’était très fade. Pas ou peu d’assaisonnement, alors, par reflexe, Edan tendit la main pour attraper la salière posée plus loin sur le comptoir pour en verser un peu dans l’assiette, puis il réalisa ce que ça voulait dire et tourna la tête vers Feargus, un air peut être un peu coupable sur le visage.
« C’est…Très bon… » Dit-il doucement, ce n’était pas entièrement faux, pas parfait, mais très correct. Il ne se vanterait pas d’être meilleur cuisinier, en tout cas pas en meilleur petit déjeuner.

S’il avait vraiment réfléchi à la question, il aurait pu se dire qu’il se sentait bien, assez paisible, comme si au fond ce n’était pas plus mal que ça se passe comme ça. En la présence de Feargus, il se sentait étrangement hors du temps, comme dans une bulle où ils se seraient retrouvés tous les deux loin du monde autour d’eux.
Alors, à l’inverse de d’habitude, lui qui maitrisait toujours ses paroles, il se laissa aller.

« Est-ce que tu as pris une décision pour la suite ? Tu es ici chez toi. »

Feargus dissimula un sourire lorsqu’il aperçut la béatitude du prêtre en lui servant le thé, ne s’autorisant à l’afficher qu’une fois dos à lui. Ca semblait si naturel, pour lui aussi il fallait bien admettre que c’était agréable. Et c’était sans compter qu’il s’agissait probablement de la première fois depuis son réveil qu’il était capable de faire quelque chose seul, par lui-même uniquement.
Il n’avait certes jamais été un grand cuisinier, d’ailleurs il n’avait tout simplement jamais apprécié être aux fourneaux, mais à situation exceptionnelle… D’une certaine façon, c’était aussi sa manière de remercier silencieusement Edan. Ca semblait être la bonne chose à faire, après le temps qu’il lui avait consacré alors qu’ils n’étaient que de simples étrangers.

« J’ai dormi comme un loire ! » Répondit-il par-dessus son épaule tandis qu’il servait les assiettes, son sourire transparaissant dans sa voix. « Vous avez la chance d’avoir des lits incroyablement confortables dans votre époque. » Ajouta-t-il bien plus légèrement qu’il n’aurait pu le faire la veille tout en se dirigeant vers la table avec leur nourriture.

C’est bien évidemment le moment que choisit le prêtre pour aborder le sujet précis qu’il souhaitait éviter, et heureusement que la main de Feargus était déjà proche de la table car un brusque frisson lui fit lâcher l’assiette bien plus brusquement qu'initialement prévu. Foutue réaction instinctive. Son rictus disparut tandis qu’il prenait également place, baragouinant un morne « Tout va très bien merci. » au passage.

Il soupira discrètement un coup puis rafficha un sourire. Il avait décidé de ne pas parler de ça et il comptait bien profiter de son repas. C’était sans doute la première fois depuis plus d’un siècle qu’il mangeait quelque chose de manière consciente, alors il en tirait un sentiment presque religieux. Après un traditionnel « Bon appétit ! » prononcé de manière bien plus enjouée, il entama le porridge.

C’était délicieux.

Enfin, pas vraiment. Mais quand même.
Une arrière-pensée le prévenait bien que, définitivement, son palais avait déjà connu bien meilleur plat, mais là, maintenant, c’était absolument tout ce qu’il voulait. C’était parfait. Un souvenir des débuts de journée dans la vieille bicoque de Fittie en compagnie de ses frères et sœurs, avant que tout prenne l’eau.
Pour une fois, s’il perdait conscience du monde extérieur et soupira doucement ce n’était pas causé par le moindre inconfort ; bien au contraire. C’était un moment tendre, qu’il souhaitait conserver et imprimer dans ses souvenirs pour ne pas l’oublier de si tôt.

Il fut tiré de ses rêveries par le compliment d’Edan et ne lui répondit que par un souire ravi, profondément content que ça lui plaise -et manquant, au passage, complètement que ce n’était pas exactement le cas.
Il se sentait très content de partager silencieusement ce repas avec lui, ne trouvant finalement plus le besoin de combler la discussion pour éviter qu’elle ne dérive. C’était suffisamment agréable de la sorte.

« Non. Autant dire que je n’ai pas grand chose de prévu pour l’instant. » Il observa la cuisine, sa chaleur, son aspect si rustique, hésitant à poser la question fatidique. La maison manquait d’un piano, mais il était impossible de nier qu’il s’y sentait bien. « Est-ce que… Est-ce que tu accepterais que je reste ici encore quelques jours ? »

Il retint son souffle, fixant le prêtre avec appréhension. Est-ce que c’était trop demandé ? Trop tôt ? Que faisaient habituellement les personnes dans sa situation, d’ailleurs ?

Une fois le repas terminé, Feargus (qui avait réservé une petite portion de chaque plat et versé le tout dans le bol où se trouvait le porridge), se dirigea vers la fenêtre la plus proche et l’ouvrit brièvement afin d’y déposer le bol sur le rebord.
Il s’appuya nonchalamment contre le meuble le plus proche, son attention reportée sur Edan comme s’il n’avait strictement rien fait d’inhabituel :

« Tu as un office de prévu aujourd’hui ? »

Franchement rassuré par l’aspect général de Feargus, Edan s’accorda un moment de détente. Et cela faisait beaucoup de bien. Il soupira, profitant de l’atmosphère apaisée autour de lui et, surtout, de l’apparente et communicative bonne humeur de son invité. À sa question, il haussa les sourcils, surpris. N’était-ce pas exactement ce qu’il venait de dire ? Alors il secoua la tête.

« Bien sûr que oui. Reste autant que tu le voudras, je t’en prie. » L’invita-t-il. « Fais comme chez toi, autant que faire se peut évidemment. »

Compte tenu des circonstances, faire comme chez lui relevait de l’impossible. Il ne pouvait que l’imaginer, mais tout devait être si différent…Il décida de ne pas se laisser submerger par ses nouvelles interrogations et prit une gorgée de thé, qu’il n’avait pas sucré, pour faire passer tout ça. Il ouvrit grand les yeux.

« Il est excellent ! » Le complimenta-t-il, avec plus d’entrain que pour la nourriture car, cette fois, c’était tout à fait légitime. Parfaitement infusé. Mais il n’eut pas vraiment le temps d’en déguster davantage car Feargus s’était relevé avec son bol. Au début, Edan crut que c’était simplement pour débarrasser, mais, en fait, le revenant venait de déposer le bol sur le rebord de la fenêtre.

« Non, attend, tu- ! » Commença-t-il vivement, mais il n’avait pas fini de se redresser que deux énormes mouettes, qui guettait là à toute heure du jour et de la nuit, se précipitèrent pour récupérer le contenu du bol, et le bol lui-même, à peine Feargus avait-il refermé la fenêtre et s’était appuyé contre le comptoir pour lui reparler. Il y eut un moment de flottement pendant lequel Edan resta figé, en position semi assise sur le tabouret, avant de finalement reprendre le cycle de son mouvement pour pleinement se redresser et s’approcher de la fenêtre. Le bol était brisé, un peu plus loin et complètement vide. Edan pinça les lèvres avant de finalement rire un peu, puis de plus en plus.

« Bon, eh bien, adieu bol, merci pour tes bons et loyaux service durant ces trois générations… » Dit-il, naturellement, pas plus en colère que ça mais bien amusé de la situation.

« Mais que cherchais-tu à faire ? Nourrir les oiseaux ? Si c’est ce que tu veux faire, tu n’es pas obligé de leur donner les restes, on pourra aller acheter de la nourriture pour eux. » Proposa-t-il avec la stricte intention de faire comme si Feargus n’avait effectivement rien fait d’inhabituel. Il consulta sa montre pour avoir la date du jour et secoua la tête.

« Pas d’office prévu pour aujourd’hui, mais demain oui. » Lui apprit-il enfin, ce qui releva une nouvelle question qu’il posa ensuite, assez naturellement encore une fois. « Quand nous nous sommes rencontrés, ta réaction m’a amené à penser que tu n’aimais pas spécialement les représentant d’église, même si je n’ai pas vraiment compris ce que tu as dit à ce moment-là…Est-ce le cas ? Et si oui…Te souviens-tu de pourquoi… ? » Osa-t-il, conscient que cela risquait de compromettre la bonne humeur matinale. Mais s’il devait avoir quelconque grief envers le monde spirituel, Edan devait le savoir pour éviter de déclencher une réaction qu’il aurait souhaité éviter à l’avenir.

Feargus resta interdit face à la réaction d’Edan lorsqu’il déposa son bol à l’extérieur, les sourcils froncés sans comprendre ce qui l’alarmait autant. Les superstitions des pêcheurs ont la vie dure, ajoutées à cela quelques traditions de temps révolus, ces petits actes du quotidien étaient devenus si familiers aux yeux du rouquin qu’il prenait à peine conscience de les faire la moitié du temps. Pas plus qu’il ne remarquait les autres prendre part à ces rituels -et si son hôte ne s’y était pas encore prêté c’était simplement parce qu’il n’avait pas encore fini son plat.
Ce n’est que lorsqu’il se retrouve à ses côtés que le revenant se tordit pour observer l’extérieur, et… se décomposa en voyant l’une des mouettes s’enfuir avec ses restes, le bol en morceaux quelques mètres plus loin.

« Oh non ! » souffla-t-il en portant une main à sa bouche. « Je suis vraiment désolé, je n’avais pas pensé à ça… Je pensais que tu serais suffisamment loin de la mer pour qu’elles ne s’attaquent pas au bol. » Il reporta son attention sur Edan, l’air sincèrement désolé.

Pour laisser place à une nouvelle confusion quelques instants plus tard, qui se traduisit par un sourcil réhaussé.

« Les oiseaux ? Non bien sûr que non, ils sont parfaitement capables de trouver leur propre nourriture. » Répondit-il sur le ton de l’évidence, ne comprenant honnêtement pas où le prêtre voulait en venir. Ni même pourquoi il ne comprenait pas pourquoi il avait fait ça. « Oh… Vous ne faîtes plus ça ? » C’était une déchirure à imaginer. « Les Vieux de mon village nous ont toujours appris à laisser une partie de nos plats pour le Petit Peuple. La plupart sont bienveillants, mais ils n’aiment pas qu’on se moque d’eux. Leur laisser de la nourriture est également une façon de les remercier de veiller sur nous et nos maisons en notre absence. Ta famille ne t’a jamais appris à faire ça ? Tu n’as pas peur qu’aucun Brownie ne vienne jamais s’installer chez toi ? »

Laissant place à l’excitation qu’il ressentait chaque fois qu’il évoquait un tel sujet, Feargus se rembrunit à la mention de leur rencontre. Encore. Edan n'était-il donc pas capable de percevoir les signaux "sujet sensible", même lorsqu'ils étaient évidents ?

« Non, je n'me rappelle pas de tout ça. »

Ce qui incluait, volontairement de manière flou à la fois leurs premiers mots échangés et la raison de ses réticences à tout ce qui est religieux.
Il savait que, sans jamais avoir franchement été croyant, ce n'était pas des réminiscences de son vivant. Il s'était déjà rendu à l'église avec sa famille, il avait même partagé du temps avec des soldats profondément croyants et, à leurs côtés, y avait trouvé une forme de réconfort les soirs où la raison de leurs combats ne semblait plus avoir de sens.

Pour autant, il refusait désormais catégoriquement de s'approcher d'un lieu de culte. Sans savoir pourquoi il acceptait avec autant d'aise la compagnie du prêtre, son "travail" restait un sujet sensible dont la petite voix dans sa tête continuait à le mettre en garde. Il n'avait simplement pas envie de l'écouter ou de la croire, pas maintenant alors qu'il se sentait aussi reposé.
Oh, bien sûr, il envisageait quelque raison à sa méfiance ; cependant ses longues années d'errance restaient encore bien trop floues pour qu'il ait le courage de s'attaquer si tôt à leurs mystères.

« Et je préfère ne pas en parler pour l'instant. » se força-t-il à ajouter de manière moins sèche que sa réponse précédente.

Il alla récupérer la tasse de thé qu’il avait laissé sur la table, profitant de la sensation de chaleur contre ses mains pour se distraire. Son ton jovial retrouvé, il poursuivit :

« Dis-moi plutôt, qu’est-ce que tu as l’habitude de faire de tes journées ? Je veux tout savoir de vos coutumes ! »

Encore une fois, comme s’il s’adressait dans une autre langue qu’il aurait à peine compris, Feargus venait de perdre Edan. Pour lui, les brownies n’étaient que…Des pâtisseries ? Le Petit Peuple ? Mais avec un peu d’analyse critique, il parvint à la conclusion que ce devait être une sorte d’esprit ou quelque chose du genre, une croyance folklorique, et il se promit d’essayer d’en chercher davantage lorsqu’il aurait un peu de temps seul. Mais il secoua la tête.

« Je suis navré, mais non, je n’en ai jamais entendu parler. J’imagine que ce doit être une tradition pa-…D’une autre croyance que la mienne… »

Répondit-il vaguement. De toute façon, comme il l’avait prévu, un détournement de sujet semblait le bienvenu. Il s’apprêtait donc à lui en demander davantage, peut être l’entièreté de la légende car il avait remarqué que Feargus semblait aimer s’écouter parler, peut-être qu’il aimait conter, et ça serait un bon moyen de le détendre dans ce cas. Mais cette fois, ce ne serait pas à lui d’aiguiller la conversation, cas aussitôt la question remise à plus tard, le roux reprit un air plus jovial pour poursuivre le dialogue. Sa question fit légèrement rire Edan.

« Oh, j’ai bien peur de ne pas être un des meilleurs exemple de modernité que tu puisses trouver, j’ai même tendance à être vieux jeu, bon, peut-être pas pour toi, bien entendu. Mes journées se suivent et se ressemblent et j’ai peu d’interactions sociales hormis les offices et les groupes d’échange. » Commença-t-il par tempérer. Une gorgée de thé plus tard lui offrit un peu de temps de réflexion.  « Mais si tu le souhaites, je pourrais t’emmener visiter quelques endroits qui représenterons mieux notre monde moderne, ou bien à la bibliothèque. »

Proposa-t-il, attentif à…Et bien à tout ce qui concernait Feargus. Son expression, son ton, même son teint, il passa tout au crible, incapable de dire si c’était par inquiétude et si oui pour lequel des deux.

« Il faudrait peut être également que nous passions chez toi prendre soin de ton chat et te trouver quelques vêtements et affaire si tu souhaites rester ici plus longtemps. » Énuméra-t-il plus pour lui que pour Feargus car penser à la normalité de la vie lui paraissait plus raisonnable que gamberger qu’il avait actuellement un ressortissant de la première guerre mondiale dans le corps de son crush -idée déjà aberrante en soi pour tellement de raisons- posé dans sa cuisine, utilisant une de ses tasses pour boire son thé.

« Mais avant ça, si tu me le permets, j’aimerais prendre une douche. D’ailleurs, je pense que ça ne te feras pas de mal non plus. »

Ainsi, la matinée poursuivit son cours dans la même sensation de domesticité qui l'avait vue naître. C'était reposant. C'était agréable. Ironiquement, Feargus aurait presque pu dire qu'il se sentait bien. Chez lui. Mais il avait essayé de ne pas se focaliser sur ce sentiment, se contenter de se laisser baigner dans sa douce volupté sans chercher à en comprendre la signification. C'était bien plus simple ainsi, bien moins risqué aussi ; pour débuter.

Et détourner son attention n'avait pas été très compliqué, parce que la salle de bain. Il n'en revenait toujours pas, c'était presque amusant que de toutes les nouveautés de ce monde son attention se focalise autant là-dessus. C'était un vrai plaisir, se dit-il tandis que le jet d'eau déferlait sur ses cheveux, ses doigts appréciant de retrouver la sensation de s'emmêler dans les mèches un peu trop longues. Peut-être qu'il pourrait les relaisser pousser ? Plus rien ne l'en empêchait maintenant, et la sensation de longueur dans sa nuque lui manquait considérablement. Il n'aimait pas le chatouillement de pointes courtes. Ils n'étaient pas comparables avec la tignasse qui avait fait sa fierté ; d'un peu moins bonne qualité, beaucoup moins de volume et plus en retrait sur le front et les temps, mais au moins il avait la chance d'être toujours roux. Plus aussi flamboyant, certes, mais c'était toujours ça de pris.

Comme proposé par Edan, ils firent d'abord un détour chez Angus- chez lui-, empruntant une fois encore l'engin démoniaque malgré toutes les suppliques du revenant pour qu'ils s'y rendent à pieds. Le trajet n'avait pas été de beaucoup plus de repos que les dernières fois. Il doutait s'y faire un jour.
C'est donc une fois la gamelle d'Anansi remplie à ras bord et paré de frais habits saillants qu'ils se rendirent à leur vraie destination ; la bibliothèque municipale.

Il va sans dire que Feargus éprouvait quelque appréhension à ce sujet. Même si c’était chose commune de son vivant qu’un pauvre petit pêcheur ne soit pas à l’aise avec les lettres, il en avait toujours eu honte. Dans une époque où tout le monde semblait maîtriser plus que les bases, c’était pire. Alors, non, une bibliothèque n’était peut-être pas le lieu le plus recommandé pour lui, mais il n’avait pas trouvé de prétexte valable pour demander à ce qu’ils aillent ailleurs.

Et rien que pour l’architecture du bâtiment, il devait bien avouer que ça valait le coup. Situé lui aussi dans le centre de Northwich, proche des quartiers historiques, il avait hérité de sa devanture en pierre blanche, un peu grisâtre par endroits par manque d’entretien et à cause du temps écossais peu clément, à grands renforts de colonnes en pierre et fronton sculpté.

« Waow. »

Se contenta-t-il de commenter avec appréciation tandis qu’ils arrivaient devant, la tête basculée en arrière pour apprécier toute la hauteur de la structure.

Malgré le chaotique trajet en voiture -il aurait pu éviter la panique qui en découla en acceptant la proposition de faire le trajet à pieds, mais définitivement non, son pauvre dos fatigué lui avait fait comprendre que ça ne serait pas possible- Edan apprécia de sortir un peu de la maison. Étrangement, plus il côtoyait Feargus, plus il se sentait bien en sa compagnie. Enfin bien, disons qu’il se sentait au moins normal, ce qui était un bon début compte tenu des jours précédents.
Oh, bien sûr, normal ne voulait pas dire qu’il ne lui arrivait pas encore de ressentir les brûlures sur les divers endroits de son corps, mais ce n'était pas spécialement lié au Revenant, sauf peut être lorsqu’il le regardait avec un peu trop d’attention.

Comme d’habitude, se focaliser sur les tâches quotidiennes -à savoir nourrir le pauvre chat, qui feulait encore à l’approche de feu-son maître et préparer des affaires à emporter- lui firent un bien considérable, lui permettant de se focaliser sur des choses douloureusement banales, d’ancrer ses pieds sur terre, maintenant il était prêt pour un peu d’alimentation d’esprit. Il passait beaucoup de temps à la bibliothèque en général, pas nécessairement pour lire mais surtout pour observer, échanger avec les gens, et passer un moment à s'imprégner de l’ambiance studieuse et de l’architecture du lieu. D’ailleurs il sourit en voyant à quel point Feargus semblait impressionné.

« C’est l’un des plus vieux bâtiments de la ville. » Commenta-t-il. Il avait failli ajouter qu’il datait d’avant la première guerre mondiale, mais il s’abstint, ce n’était pas nécessaire d’en rajouter. À la place, il fit signe _toujours sans le toucher_ au Revenant de le suivre, gravissant les quelques marches qui menaient à l’imposante bâtisse.

Il circula dans le hall comme s’il était chez lui, connaissant l’endroit comme sa poche. C’était calme aujourd’hui, pas une heure de forte affluence, il y avait quelques personnes qui gravitaient d’une aile à l’autre, quelques étudiants qui travaillaient à table, mais aucune agitation et un silence presque religieux. Alors Edan adapta son ton de voix, il ne chuchotait pas, mais parlait doucement, aussi posément que possible.

« Qu’est ce qui t’intéresse ? Voudrais-tu aller consulter quelques livres d’histoire ? Sinon il y a le pôle culturel qui est intéressant pour l’art comme le cinéma ou la musique. » Proposa-t-il, l’air de rien mais sondant tout de même son acolyte, ne serait-ce que pour en apprendre plus sur lui.