Lift me up |Feargus

Feargus suivit évidemment Edan au sein de la bibliothèque, tout aussi impressionné par les colonnes de livres à perte de vue qu’il l’avait été par la structure de la devanture. Il suivait de près le prêtre, essayant de s’attarder à la compréhension de chaque classification, mais n’ayant jamais le temps d’achever sa lecture car son guide se déplaçait trop rapidement à travers les allées qui, visiblement, avaient fini de l’impressionner. On n’était plus à un choc culturel près.

« Du cinéma ? » Glapit-il assez fort pour se voir décocher quelques regards accusateurs, avant de continuer plus doucement mais tout aussi enthousiaste : « Ils commençaient à installer des cinémas à Aberdeen, quand je- quand je suis partit. Vous avez toujours ça, alors ? Je n’ai pas pu y aller souvent, mais je trouvais ça fascinant. Et pas que moi, ça plaisait beaucoup. »

Il continua à raconter le premier film qu’il avait eu la chance de voir de ses propres yeux tandis qu’Edan les dirigeait jusqu’au rayon susnommé. Et ce n’est qu’une fois arrivé devant les rangées de livres que le petit problème de Feargus refit surface. Là, voilà qui promettait d’être quelque peu plus compliqué à dissimuler…
Le regard scotché sur les tranches, il faisait mine de répondre au prêtre de quelques sons lorsque l’intonation laissait supposer qu’il attendait une réponse, tout en se demandant en fait comment il allait se tirer de là. La tête penchée sur le côté, se retenant de poser un doigt sous les inscriptions des titres, il tira quelques livres au hasard et les feuilleta en se mordant légèrement la lèvre inférieure. Mince, mince, mince, trop de texte, trop de texte.
Jusqu’à ce qu’il n’arrête son manège grâce au livre parfait : celui-ci contenait bien plus d’illustrations et de photographies en tous genres que ses prédécesseurs. De toute façon, il ne connaissait ni les titres des œuvres analysées ni le moindre jargon technique, alors aurait-ce fait une grande différence s’il avait su les lire ?

Au XIXe siècle dans un pays développé, on prend pour acquit le fait qu’un adulte sait lire, Angus savait lire, c’était une évidence. Mais, et Edan l’avait réalisé ce jour-là, bien qu’en fait avec le recul ça lui paraissait évident, ce n’était pas forcément le cas au début du XXe. Au fur et à mesure de l’avancée dans la bibliothèque, les lacunes de Feargus sautèrent aux yeux du pasteur. Il garda le silence, Feargus n’avait pas l’air prêt à se confier davantage. Cependant il n’en pensa pas moins, il avait une idée et comptait bien en faire part au rouquin quand il se sentirait plus…A la page.

De son coté, et avec la présence de Feargus chez lui pendant un temps, il s’était apaisé, comme une créature sauvage qui s’endort après avoir dévoré son diner, ses terreurs s’étaient tues, et avec elles, les douleurs. Plus rien. Juste les marques rougeâtres qu’il s’obstinerait à rouvrir dans peu de temps, sans doute, il ne se faisait pas d’illusion. Mais s’occuper de quelqu’un et avoir cette présence, bien vivante pour une fois -quoi que la question pût se poser- dans son espace si isolé lui donnait une distraction bienvenue pour éloigner les mauvaises pensées. Edan, comme son père lui avait toujours dit, était peu capable de prendre soin de lui sans s’auto-flageller lorsqu’il était livré à lui-même. C’était bien pour ça qu’il vivait seul après tout.
Mais s’il s’était calmé, lui, ce n’était pas le cas de la météo qui s’était dégradée d’heure en heure, le vent s’était levé, le ciel s’était assombri, la pluie densifiée et la mer était particulièrement agitée. L’orage approchait. Étrangement, Edan adorait l’orage. Il appréciait être ce phare de calme et tranquillité au milieu des éléments déchainés. C’était un temps à s’installer sur le fauteuil devant la cheminée avec un plaid, un thé et un bon livre…Dieu qu’il avait une vie banale.

Cependant, cette fois, il ne s’attarda pas dans le salon. La présence de Feargus était apaisante, mais lui demandait énormément d’énergie. Il n’avait pas eu l’impression de faire particulièrement d’effort, à part bien sûr le trajet en voiture avec un Feargus qu’il fallait supporter et dont ses nerfs peinaient à chaque fois à s’en remettre, pourtant il se sentait complètement vidé et il se coucha tôt ce soir-là. Étalé dans son lit, les bras en croix, dans une position non sans rappeler une certaine icône, le regard fixé vers le plafond, Edan laissa vagabonder ses pensées finissant, comme à chaque fois, par juger le cours de sa vie, prêtant oreille au son de la pluie et à l’orage qui commençait à gronder. Pitié, que la journée du lendemain soit normale.